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MANZONI
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sa remit tout de suite à Adelchi où il voulait enfin, obéissaut aux conseils de Gœthe et de Fauriel, atteindre à une véritable force dramatique. Il n’est point douteux qu’il y ait réussi ; mais, comme il était non moins critique qu’artiste, la véritable inspiration y a peut-être été quelque peu refroidie par des recherches trop profondes sur la théorie du drame et l’histoire du temps qu’il voulait représenter. Ce sont ces études qui l’amenèrent à écrire en français la Lettre à M. C. (Chauvet) sur l’Unité de temps et de lieu dans la tragédie, qui fut publiée en 1823 par Fauriel avec sa traduction des deux tragédies de son ami. C’est en italien au contraire qu’il écrivit un Discours sur quelques points de l’histoire des Lombards en Italie, qu’il publia avec sa tragédie à Milan en 1822. La Lettre et le Discours sont d’une grande valeur ; ces deux œuvres se distinguent en effet, comme tous les écrits de Manzoni par une rigueur absolue dans le choix des faits et une extrême finesse dans leur interprétation. La Lettre est une défense inattaquable des théories romantiques relatives au drame, de celles-là même que Manzoni ne voulut point appliquer comme le mélange du tragique et du comique. Le Discours où il traite de la condition des Lombards qui, après avoir été vainqueurs des Italiens, finirent par être absorbés par eux en ce qui touche la possession de la terre, mit en lumière quelques points obscurs de l’histoire italienne du moyen âge. Mais il faut avouer que toute cette préparation scientifique refroidit un peu la poésie et diminue la valeur dramatique de l’Adelchi. Le caractère du protagoniste avait été conçu dans un sens qui finit par déplaire à l’auteur lui-même et il le refondit complètement, sacrifiant un millier de vers qui ne lui paraissaient point tout à fait conformes à la vérité historique. Mais il ajouta, par une heureuse compensation, deux chœurs lyriques. Même dans la forme où il la fit imprimer, et dans laquelle nous la possédons, cette seconde tragédie est certainement très supérieure à la première, bien qu’elle n’ait pas non plus réussi a émouvoir le public des théâtres. L’effet dramatique y est certainement plus intense ; on ne peut dire pourtant que Manzoni s’y soit montré grand poète tragique, bien qu’il ait réussi à y mettre des beautés de premier ordre ; quelques-unes de celles-ci, il est vrai, comme le caractère même d’Adelchi, ne sont pas en parfaite harmonie avec la théorie du poète sur la stricte observation de l’histoire. Il y a dans le caractère de ce personnage quelque chose de celui du marquis de Posa dans le. Don Carlos de Schiller, et si sa mort est en contradiction avec l’histoire, les sentiments qu’il exprime étaient eux aussi impossibles au VIIIe siècle. Il n’est point, d’autre part, un véritable protagoniste : la guerre avec les Francs ne dépend pas de lui, il subit les événements, il ne les provoque lamais. Plus vivante est la figure de sa sœur Hermengarde ; mais celle-ci prend à peine part à l’action. En somme, bien que quelques figures, comme celle du traître Svarto, soient vraiment dramatiques, l’Adelchi non plus ne met point Manzoni au rang des maîtres du drame. Ce qui, dans cette pièce, lui fait le plus d’honneur, c’est la parfaite exécution de plusieurs parties et les deux chœurs qu’il y a insérés. Si elle n’a point marqué dans l’histoire du théâtre européen une trace lumineuse, elle donnait aux dramaturges italiens de nobles exemples dont ils eussent pu tirer meilleur parti. Après avoir travaillé à un Spartacus, dont il ne laissa que quelques fragments, Manzoni renonça au théâtre. Il songeait en effet dès lors hune œuvre plus importante que ne pouvait être un drame, à un roman historique.

On peut dire que l’Italie n’avait point alors de bons romans ; au XVIIIe siècle, elle avait traduit et imité les romans français et anglais ; Ugo Foscolo s’était inspiré du Werther de Gœthe. Manzoni voulut donner à l’Italie quelque chose d’analogue à ce que Walter Scott avait donné à l’Angleterre, en représentant une époque historique, où la nation était soumise au joug étranger. Ce ne fut pas seulement sans doute une pensée patriotique qui le détermina dans le choix de son sujet qu’il rattacha à l’histoire


de la Lombardie au commencement du XVIIIe siècle ; on ne peut nier pourtant que ce genre de préoccupations n’y ait été pour quelque chose. Il avait commencé à y travailler dès 1821, pendant qu’il mettait la dernière main à l’Adelchi, et il écrivait à Fauriel qu’il voulait faire quelque chose de plus rigoureusement historique que l’Ivanhoe de Walter Scott. Il se rapprocha plutôt de l’autre type du roman que Walter Scott avait mis en vogue, Waverley, où les personnages sont inventés, mais où l’histoire est observée dans la peinture du milieu et la narration des faits principaux. (On pourrait même croire qu’il y a eu, de la part de l’auteur italien, imitation directe, car la fable des Fiancés a quelque analogie avec celle de la Belle Fille de Perth ; mais il n’en est rien, car le roman écossais est postérieur.) C’est pour se conformer à cette théorie qu’il choisit comme protagonistes deux simples paysans d’un village voisin de Côme, et il montra combien pesaient lourdement, même sur ces deux humbles têtes, les funestes circonstances où se débattait alors l’Italie. Il fut aussi guidé dans ce choix par cette constante préoccupation de moralité que lai dictaient ses sentiments d’ardent catholicisme ; il crut en effet qu’il réussirait mieux à montrer, dans l’histoire de ces deux paysans que dans celle de deux hauts personnages, les effets salutaires de la foi et les desseins de la Providence veillant également sur tous. Après de longues recherches historiques, après de patientes corrections, après avoir eu le courage de sacrifier des pages qui lui paraissaient à lui-même fort belles, parce que, représentant l’amour avec des couleurs un peu trop vives, elles ne correspondaient point à son sévère idéal de moralité littéraire, il imprima son roman en 1827 en 3 volumes. Il écrivait, en 1832, à M. Montgrand, son traducteur français : « Je vois bien que ce qui a gagné votre indulgence à l’ouvrage, ce furent les intentions chrétiennes, qui, je ne dirai pas, l’ont inspiré, mais y ont pris place ; car travaillant en effet pour seconder son goût et avec quelque autre but tout aussi ordinaire et plus petit encore, l’auteur a trouvé commode et même consolant pour la conscience de rendre, par occasion, quelque hommage à la vérité. » Ces paroles de Manzoni nous montrent que, dans son roman, nous devons avant tout considérer l’œuvre d’art ; tant mieux si cette fois l’art se trouve d’accord avec une austère morale et avec la foi catholique, sans avoir eu à leur faire aucun sacrifice.

S’il faut en croire Manzoni quand il nous dit qu’il a voulu faire avant tout œuvre d’artiste, il faut aussi se défier de l’interprétation, quelque ingénieuse qu’elle soit, qui a voulu transformer son roman en allégorie autobiographique. Il n’y a qu’une page qui rentre dans ce genre, la dernière de l’œuvre, où l’auteur fait une délicate allusion à l’extrême curiosité qu’avait suscitée dans le public l’annonce d’une œuvre dont on parlait depuis six ans. Voici, en quelques mots, la trame des Fiancés : Renzo et Lucia, deux jeunes paysans, sont sur le point de s’épouser quand un noble espagnol, don Rodrigo, châtelain arrogant et pervers, fait avec un de ses cousins le pari qu’il se rendra maître en peu de jours de la jeune fille ; il fait pour cela menacer de mort par deux de ses bravi (serviteurs armés) le curé don Abbondio, s’il célèbre les noces. Après avoir en vain recouru aux conseils d’un avocat tout dévoué à don Rodrigo et après avoir inutilement tenté de faire célébrer leur mariage par surprise, comme on le faisait parfois alors, Renzo et Lucia sont forcés de se soustraire par la fuite aux embûches de don Rodrigo, qui a été jusqu’à tenter de faire enlever de force la jeune fille. Aidés par un capucin, Fra Cristoforo, qui avait en vain menacé le coupable d’un châtiment divin, Renzo va à Milan, et Lucia se retire dans un couvent de Monza. Mais Renzo arrive dans la ville juste au moment où la famine venait d’y provoquer une sédition ; y ayant pris part innocemment, il est arrêté et réussit à grand’peine à passer l’Adda et à se réfugier sur le territoire de la république de Venise, où il se fait ouvrier en soie ; il finit par être condamné par