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signes de la prochaine transformation.

sais quelle inquiète projection des sentiments intérieurs sur l’univers environnant.

Une petite bourgeoise qui demeure sur le quai, au coin du Pont-Neuf, se met à sa fenêtre au soleil couchant : « On eût dit, écrit-elle à une amie, que le roi du jour, descendu de son char derrière ces hauteurs, avait laissé suspendu au-dessus d’elles son manteau de couleur rouge et orangée. Cette couleur enflammant un large espace de la voûte céleste allait s’affaiblissant par degrés insensibles jusqu’à ce point de l’orient, où elle était remplacée par la teinte sombre des vapeurs élevées, qui promettaient une rosée bienfaisante [1]. » Et, la même, de sa petite chambre, écrivait encore : « Alexandre souhaitait d’autres mondes pour les conquérir : j’en souhaiterais d’autres pour les aimer [2] ». Qui croirait qu’on attendra encore près d’un demi-siècle pour que Lamartine, Hugo, Musset répondent à cette voix ?

Et voici le prince de Ligne écrivant à une marquise française : d’un haut promontoire de la Crimée, le soir, il regarde la mer immobile, il reporte sa pensée sur tous les hommes, tous les peuples qui sont venus par cette mer, ont passé sur cette côte, ont vécu dans ces villes dont il vient de fouler les ruines. Il se demande ce qu’il est, où il va, le but et la fin de son agitation. Il voit tous les ravages du temps dans les œuvres et dans les cœurs des hommes. « Je juge le monde et le considère comme les ombres chinoises… Je pense au néant de la gloire… Je pense au néant de l’ambition. » Et la nuit descend, enveloppant le songeur ; les Tartares font rentrer leurs moutons ; une voix tombe du haut minaret : recueillant ses pensées, l’homme s’enfonce dans la nuit sur un cheval tartare [3]. Qui reconnaîtrait là l’aimable héros de salon que fut le prince de Ligne ? Cette lettre’où l’émotion intime s’encadre dans une vision de paysage, c’est une méditation lyrique.


3. OBSTACLES AU RENOUVELLEMENT LITTÉRAIRE.


Quels furent donc les obstacles qui, en dépit de toutes ces dispositions et de tous ces indices, retardèrent l’évolution de la littérature et la constitution d’un art nouveau ? Ces obstacles, c’étaient le monde, le goût, la langue.

Le monde ne peut subsister sans les convenances ; les convenances interdisent la libre expansion de l’individualité ; l’émotion

  1. Lettre du 6 juillet 1776 à Mlle  Cannet.
  2. Lettre du 9 mai 1774 à Mlle  Cannet.
  3. De Parthenizza, à la marquise de Coigny.