Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/1004

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
982
l’époque romantique.

pièce romantique se rapproche du système classique. Mais voici la différence. L’objet de Vigny n’est pas une étude de caractère, une analyse de sentiments : c’est de manifester une idée philosophique. « J’ai voulu montrer l’homme spiritualiste étouffé par une société matérialiste, où le calculateur avare exploite sans pitié l’intelligence et le travail. » Chatterton est le symbole (le mot est de Vigny) du poète. Bell et Beckford symbolisent la bourgeoisie orléaniste, qui n’estime que l’activité industrielle et l’argent ; le poète, délaissé, raillé, inutile, affamé, sent dans un tel monde une impossibilité de vivre. Sur cette idée, qui ne nous étonne pas chez l’auteur de Moïse et de Stello, Vigny a écrit un drame émouvant et sobre, d’une amertume concentrée. Comme dans ses poèmes, il a su donner aux figures symboliques une précision intense, qui les l’ait vivre : Beckford, avec sa sottise bouffie, Bell, avec sa vulgarité dure, le quaker, qui enseigne la vertu sans niaiserie et sans bavardage, et surtout cette exquise Kitty Bell, si pieuse, si dévouée, si pure, si tendre, que la pitié mène à l’amour, et qui n’avoue son amour que par sa mort, tous ces caractères sont fortement conçus, vrais à la fois comme réalités et comme symboles. Il n’y a que Chatterton qui soit manqué : et il était difficile qu’il ne le fût pas. Dès qu’il est individuel, il perd les raisons de mourir, et sa plainte dépasse son mérite ou sa misère : tant qu’il reste une abstraction philosophique, il n’est pas vivant, et qu’importe alors qu’il meure ? Il faut donc qu’il se dégrade, ou se refroidisse. Voilà le danger du symbole au théâtre. Vigny, du reste, a réussi, autant qu’il était possible, à masquer ce vice de la conception ; et son œuvre a une force pathétique à laquelle on n’a peut-être pas toujours assez rendu justice.

Aux trois héros des combats de 1830, à Dumas, Hugo, Vigny, nous devons ajouter ici Alfred de Musset. Dégoûté par une expérience malheureuse[1], il ne voulut plus affronter la scène, et il écrivit librement ses comédies, sans souci des nécessités scéniques ; il les imprima dans la Revue des Deux Mondes. On sait comment les fantaisies parurent d’abord sur la scène du théâtre français de Saint-Pétersbourg, d’où Mme Allan les rapporta : le Caprice fut joué d’abord (nov. 1847) ; et peu à peu le reste suivit.

Ce théâtre de Musset est exquis, et de la plus pure essence romantique : il est lyrique sans mélange ; et toutes les formes que se plait à créer l’imagination du poète, formes d’actions et formes

  1. La Nuit Vénitienne, à l’Odéon, 1830. Après le Caprice (1847) vinrent (je ne cite que les principales pièces) : Il ne faut jurer de rien, le Chandelier, et André del Sarto, en 1848 ; les Caprices de Marianne, en 1851 ; Fantasio (1866) n’a jamais réussi ; On ne badine pas avec l’amour (1861) est resté au répertoire de la Comédie-Française ; Barberine a été jouée en 1882. — À consulter : Lafuscade, le Théâtre d’A. de Musset, 1901.