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l’époque romantique.

de bibelots et de curiosités, et bien qu’il ait un peu trop complaisamment donné dans l’étalage du bric-à-brac, il assortit en général très finement les mobiliers à la condition et au moral des personnages.

Il distingue très bien aussi les groupes sociaux, monde élégant, bourgeoisie riche, petit commerce, peuple de Paris, aristocratie et bourgeoisie provinciales ou campagnardes, paysans, fonctionnaires, employés, journalistes, toutes les coteries, toutes les professions, toutes les conditions : dans chaque groupe, les individus-types, qui accusent un des travers, un des instincts, un des manèges spéciaux du groupe. Voici les paysans âpres au gain, chez qui la passion de posséder de la terre, et d’en posséder toujours plus, affine la lourdeur de la nature brute. Voici les employés, et la stupide vie de bureau : l’employé vaudevilliste, l’employé loustic, l’employé abruti, le plat intrigant qui avance, l’honnête imbécile ou le travailleur naïf qui marquent le pas, les « potins », les protections, la collaboration des femmes à l’avancement des maris, et la cour obligatoire aux femmes des chefs. Voici les salons ou les sociétés de petites villes, médisances, calomnies, prétentions, jalousies, espionnages, marches et contremarches pour le gain d’un héritage, la conclusion d’un mariage, le succès d’une élection, la nomination d’un fonctionnaire. Le curé de Tours, César Birotteau, des parties d’Ursule Mirouet, de la Vieille Fille, certains morceaux des Paysans, de Un grand homme de province à Paris, etc., sont de curieuses scènes de mœurs locales ou professionnelles : même dans cette extravagante Femme de Trente Ans, ou dans ces fastidieux Employés, il y a quelques tableaux d’une réalité intense.

Balzac est le peintre vigoureux et fidèle d’un moment et d’une partie de la société française : il a représenté la bourgeoisie, qu’en bon légitimiste il détestait, cette bourgeoisie parisienne et provinciale, laborieuse, intrigante, servile, égoïste, qui voulait l’argent et le pouvoir, qui allait à la fortune par le commerce et l’industrie, qui à la seconde génération se décrassait par les titres et les places. Une fois faites toutes les réserves qu’il faut faire, on reste saisi de cette puissance créatrice : tous ces romans qui se tiennent et se relient, ces individus qu’on retrouve d’une œuvre à l’autre à toutes les époques de leur carrière, ces familles qui se ramifient, et dont on suit l’élévation ou la décadence, tout cela forme un monde qui donne la sensation de la vie. Tous les défauts disparaissent dans la grandeur de l’ensemble, et lorsqu’on feuillette le Répertoire de la comédie humaine, on a besoin de faire effort pour distinguer les personnages fictifs des individus historiques qui sont mêlés parmi eux. L’œuvre de Balzac, par cette cohésion et par la puissance d’illusion qui en résulte, est unique.