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l’époque romantique.

de Waterloo : récit d’un homme d’expérience, original et saisissant par la médiocrité voulue et l’insignifiance expressive du détail. A quoi se réduit la plus grande bataille du siècle pour un conscrit qui la traverse ! Stendhal a vraiment donné là un modèle d’art réaliste, ou plutôt d’art vrai. Mais, après ce début, nous revenons en Italie, et nous y restons. Beaucoup de lecteurs s’en plaignent : toutes ces aventures et toutes ces analyses les surprennent, les laissent incrédules et étourdis. Cependant il y a dans ce roman une peinture fine et serrée de l’Italie après 1815, de ces petites principautés, où l’intrigue, la tyrannie, toutes les passions et tous les manèges s’offraient à l’observateur dans un champ borné, où la course au bonheur se faisait avec moins de scrupules, plus d’habileté et plus d’énergie qu’en France. On sent que Stendhal a été idolâtre de son modèle : il donne l’impression d’être entré dans l’âme italienne plus avant qu’aucun Français.

On est moins dérouté quand on lit le Rouge et le Noir. Cette fois nous sommes en France, et nous reconnaissons la France issue de la Révolution. D’une vulgaire affaire de cour d’assises. Stendhal a fait une étude profonde de psychologie et de philosophie historiques. En cinq cents pages, il nous apprend autant que toute la Comédie humaine sur les mobiles secrets des actes et sur la qualité intérieure des âmes dans la société que là Révolution a faite. Balzac nous montrait les faits : l’effort universel, la lutte brutale pour la fortune, pour les places, pour le pouvoir. Il prenait comme une hypothèse fondamentale l’appétit du succès, le déchaînement des convoitises. Stendhal va plus au fond des choses. Il regarde dans le secret des âmes comment se forme la disposition d’où sortent tous les effets qui donnent à la société contemporaine sa physionomie : il trouve que la Révolution a établi l’égalité entre tous les Français, et, supprimant tous les privilèges, a proportionné les droits au mérite. On inculque ce beau principe aux individus dès le bas âge ; ils apprennent que le talent mène à tout : ils ont le talent ; ils apprennent que la supériorité sociale suit la supériorité intellectuelle : ils sont des esprits supérieurs.

Et quand, à vingt ans, ils sont lâchés à travers la société, avec l’ambition et avec l’assurance d’arriver à tout, ils trouvent toutes les places prises ; les parentés, les protections, l’argent, l’intrigue ont poussé et poussent devant eux des médiocrités dans tous les emplois. Nos esprits supérieurs crèvent de faim : il faut suivre la filière, restreindre son appétit, s’user dans de petits emplois pour de maigres résultats, s’aplatir, servir, pour arracher peut-être bien péniblement après vingt ans d’un travail de forçat, ou pour manquer finalement, malgré tout le talent et toutes les