Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/106

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
84
littérature héroïque et chevaleresque.

ses parents lui refusent, ou refuse celui qu’ils lui donnent, et nous dit leur dureté. C’est la mal mariée, se lamentant de son vilain jaloux et brutal. Les rencontres, les rendez-vous, les départs, les absences, les abandons, les dangers, les surprises, les craintes et les ruses font la matière des émotions et des chansons. Mais la chanson n’est pas devenue une ode : ni le sentiment de la nature et la communication sympathique avec la vie universelle, ni la profonde et frémissante intuition des conditions éternelles de l’humaine souffrance, ni enfin l’intime intensité de la passion, et l’absorption de tout l’être en une affection, ne venaient élargir le couplet de danse en strophe lyrique. Cela restait grêle, léger et joli : un rythme vif, sautillant, aimable, merveilleusement apte à recevoir cette mousse de sentiments, qui débordent de l’âme sans l’emplir. Rien ici de fougueux, rien de l’ardente aliénation de tout le moi : c’est d’« amourettes » qu’il s’agit. L’amour contrarié souffre : c’est la révolte de la volonté, qui s’irrite de l’obstacle, plutôt que le cri de l’âme possédée et privée de son bien. La tendance positive et pratique de la race s’affirme ; la grande affaire est le plaisir. Les chanteurs nous font surtout l’histoire extérieure de leur amour : la situation prime tout, et ainsi la chanson prend un caractère dramatique et narratif. Il y en avait qui mettaient en scène les deux amants, ou bien la fille avec sa mère, la femme avec son mari : d’autres, comme celles d’Aalis ou de Robin, qui furent très populaires, étaient des histoires en couplets, des contes chantés, des romances.

C’étaient des romances aussi qui consolaient les femmes assises à filer dans l’écrasant ennui des jours monotones : belle Églantine « devant sa mère cousait une chemise » ; belle Amelot « seule en chambre filait ». Belle Amelot en chantant nomme son ami, et sa mère l’entend : belle Églantine ne nomme pas le sien ; mais à voir son « gent corps », sa mère ne peut douter qu’elle en ait un. Après plus ou moins de paroles, belle Églantine a son Henri, et belle Amelot son Garin. Belle Erembour à sa fenêtre voit passer le comte Renaud, qui l’a abandonnée. Elle l’appelle, se justifie de l’infidélité dont le soupçon l’avait éloigné. Voilà de quoi les chansons de toile entretenaient nos rudes aïeules : voilà ce qui enfiévrait leurs imaginations oublieuses de la pauvre et froide réalité. Ces vieilles romances anonymes [1], contemporaines des anciennes chansons de geste, nous offrent le même sentiment violent, grossier, sans nuances ni raffinement.

La chanson à danser, comme aussi la chanson de toile, se com-

  1. Je ne m’occupe pas des imitations plus que médiocres qui furent composées au xiiie siècle par Audufroi le Bâtard.