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la critique.

l’hallucination vraie. M. Taine définit la presque constante position de la poésie en face de la réalité, depuis trente ou quarante ans : l’universel écoulement, l’universelle illusion, n’est-ce pas là le thème commun ?

L’Essai sur La Fontaine et ses fables (1853)[1]. l’Essai sur Tite-Live (1856), mais surtout l’Histoire de la littérature anglaise (1863) et les études sur la Philosophie de l’art (1865-1860), voilà les maîtresses pièces de la critique de Taine. Cette critique procède de sa philosophie : elle en fait même partie intégrante ; toutes les études littéraires de Taine sont des « observations » de psychologie scientifique. « L’homme, dit Spinoza, n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire, mais comme une partie dans un tout, et les mouvements de l’automate spirituel qui est notre être sont aussi réglés que ceux du monde matériel où il est compris. » Voilà le principe, formulé dans la Préface de l’Essai sur Tite-Live. Déterministe, puisqu’il veut faire de la science, Taine professe que les œuvres littéraires sont des produits nécessaires dont une bonne méthode peut expliquer les éléments et la formation. Sainte-Beuve a fait des « cahiers de remarques[2] » ; on doit aller plus loin que lui, pour avoir une connaissance complète. La littérature est déterminée par trois causes générales, la race, le milieu (physique ou historique), le moment (poids du développement antérieur, pression de ce qui est sur ce qui veut être). « Il n’y a ici comme partout qu’un problème de mécanique : l’effet total est un composé déterminé tout entier par la grandeur et la direction des forces qui le produisent[3]. »

Ainsi, la littérature anglaise est le produit de la race anglaise, sous tel climat, dans telles circonstances historiques, telles croyances religieuses : Shakespeare, Milton, Tennyson, sont des « résultantes », qui représentent diverses forces appliquées en divers points. Les Fables de La Fontaine s’expliquent par le caractère de la Champagne, patrie de l’auteur, par la vie qu’il a menée, et par les habitudes intellectuelles et morales de la société du xviie siècle. La tragédie française est ce que, dans notre race, devait donner la tradition antique à la cour de Louis XIV.

Cette forte doctrine a le défaut de tout expliquer : elle ne fait pas apparaître les éléments encore inexplicables de l’œuvre littéraire. Elle ne tient pas compte de la nature individuelle : non pas du caractère, qui est résolu en influences composées de la race, du milieu et du moment ; mais du génie, de la précision de la vocation,

  1. Refait en 1860.
  2. Préface de la Littérature anglaise.
  3. Ibid.