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la poésie.

jours contenue, dirigée, refroidie par la préoccupation d’agrandir son personnage. En revanche, il a une puissance illimitée de sensation, une acuité rare des sens, et particulièrement du sens de la vue. Sa vision est une des plus nettes qui se soient jamais rencontrées chez un poète ; son œil garde à la fois le détail et l’ensemble des choses. Il voit moins les couleurs que les reliefs ; il est sensible surtout aux oppositions de l’ombre et de la lumière, qui lui fournissent l’antithèse fondamentale de sa poésie.

Je ne sens pas qu’il soit uni par une sympathie morale à cette nature extérieure dont il reçoit si fortement toutes les valeurs : nul autre lien entre elle et lui que la sensation physique. De là, l’usage qu’il en fait. Les simples tableaux, les paysages à la plume d’après nature, sont beaux, mais assez rares dans son œuvre. Il se fait de la nature un vaste magasin d’images, où sa pensée se fournit tantôt de thèmes à variations verbales pour l’exercice de sa prodigieuse invention, tantôt de formes à vêtir les idées ; et c’est parce que nulle affection permanente de son âme n’est engagée dans sa perception du monde extérieur qu’il dispose si librement de toutes ses sensations pour les transformer en métaphores ou en symboles au service de ses conceptions intellectuelles.

Mais quelle intelligence a-t-il ? Hélas ! il faut avouer que ce très grand poète est incapable de définir et raisonner[1]. Il lâche d’énormes contresens quand il veut faire le critique, d’énormes contradictions quand il veut faire le théoricien. Ses idées littéraires sont vagues et troubles. Ses idées philosophiques, politiques, sociales, son déisme, son républicanisme, son « démocratisme », sont des idées moyennes, sans originalité, tout à fait imprécises et médiocrement cohérentes.

Impuissant à penser, il a le respect, la religion de la pensée : il a l’ambition d’être un penseur. N’est-ce pas un devoir du poète, d’être l’instructeur des peuples, le « phare » de l’humanité ? Et c’est un spectacle à la fois comique et touchant de voir ce primitif s’appliquer à penser, manier laborieusement, gauchement, fièrement, des doctrines, dont il n’embrasse que les mots. Plus il entasse ou gonfle ses métaphores, plus il s’imagine élever ses idées, et il s’est

  1. Oui, je le crois encore. Mais l’intelligence qui définit et raisonne n’est pas l’unique forme de l’intelligence. V. Hugo est intelligent comme un primitif : il pense par fragments juxtaposés de sensations, par séries d’images associées qui défilent. Il est médiocrement érudit, et juge à tort et à travers les doctrines qu’il a mal étudiées. Mais je ne pais plus douter qu’il n’y ait bien de la finesse et parfois de la profondeur dans ses idées littéraires : si l’on prend la peine d’analyser les métaphores, d’ouvrir les symboles sans lesquels V. Hugo ne peut penser, on y trouvera souvent de très précises et intéressantes intuitions sur l’esthétique du style ou du vers (11e éd.).