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le roman.

Pareillement la couleur historique de Salammbô est tout à fait différente de la couleur locale des romantiques. Je ne sais quelle estime un archéologue peut avoir pour le roman de Flaubert : pourtant il est sûr que l’œuvre n’est ni symbolique ni philosophique, mais strictement historique. Flaubert n’a rien voulu exprimer de lui-même, ni sa conception ni son rêve de la vie. Il a essayé de comprendre, de voir et de faire voir comment avaient pu vivre des Carthaginois, ainsi qu’il avait montré des Normands. Il a essayé de déterminer sa vision par une solide et vaste érudition, de diriger et limiter son imagination par tout ce qui pouvait contribuer à former la connaissance exacte de la vie carthaginoise : visite des lieux et vue de tous les débris de l’art punique, étude de textes anciens et modernes, examen de toutes les formes analogues ou voisines de civilisation.

Au reste, il prétendait l’aire œuvre, non pas d’archéologue, mais d’artiste. Il suppléait à toutes les lacunes de l’érudition : il allait chercher à travers les siècles et les races de quoi compléter ses textes, cueillant ici un trait du Sémite biblique, et là faisant concourir sainte Thérèse à la détermination du type extatique de Salammbô. « Je me moque de l’archéologie, écrivait-il ; si la couleur n’est pas une, si les détails détonnent, si les mœurs ne dérivent pas de la religion et les faits des passions, si les caractères ne sont pas suivis, si les costumes ne sont pas appropriés aux usages, et les architectures au climat, s’il n’y a pas, en un mot, harmonie, je suis dans le faux. Sinon, non[1]. » Il n’était pas dans le faux. Il a fait ce qu’il voulait, et cette œuvre, en son éclat étrange, est forte comme Madame Bovary. La psychologie, naturellement, est moins intérieure, plus sommaire ; les passions, bizarres parfois en leurs effets, ou monstrueuses, sont élémentaires en leur principe. Mais c’était une condition du sujet. Tout l’intérêt va aux manifestations extérieures par lesquelles cette humanité lointaine se représente à nous, formes de meubles ou de palais, formes de sentiments ou d’actes. Un peu lourd, quoi qu’en ait pensé Flaubert, en sa richesse descriptive, ce roman est supérieur à tout ce qu’on a pu tenter en ce genre, par la largeur pittoresque et l’énergie dramatique des tableaux.

Il serait injuste de juger comme une œuvre achevée le roman

    de Lisle dans les Poèmes antiques. L’auteur a évité de se mettre directement en scène, lui et son temps, et les idées de son temps : mais sa vision historique est en même temps une représentation symbolique, et le triomphe de l’atome de matière, de la cellule, sur lequel s’achève l’ouvrage n’est certainement pas une caractéristique de la civilisation du ive siècle : c’est le terme du développement philosophique et scientifique de l’humanité, tel que le comprend un poète de la fin du xixe siècle (11e éd.).

  1. Lettre à M. Frœhmer, à la suite de Salammbô. Cf. ibid., la lettre à Sainte-Beuve.