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le fin du siècle.

fait le tableau de la misère et de l’injustice qui résultent du régime économique, et nous décrit avec un idéalisme ardent la réforme nécessaire de la société (la Force du mal, Cœurs nouveaux). M. Estaunié[1], un nouveau venu d’un talent bien personnel, nous dépeint l’éducation cléricale, plus précisément la prise de possession des consciences enfantines dans les collèges de Jésuites (l’Empreinte), et nous découvre les bassesses ou les révoltes que la disproportion de la culture et des moyens d’existence produisent dans une classe où nous croyons le succès facile et la fortune assurée, dans la classe des ingénieurs (le Ferment). Ainsi, par l’entremise des romanciers, les principales causes du trouble social à l’heure présente, sont mises et remises sous les yeux du public, qui s’habitue lentement à croire à la réalité du mal, et à admettre la nécessité des remèdes[2].


4. LE THÉÂTRE.


An théâtre, le renouvellement nécessaire se fait lentement, par l’inerte et frivole incuriosité du public, par la routine étroite et la médiocrité générale de la critique. Nous ne parvenons pas à nous débarrasser de l’art habile et insincère, du toc et du truc ; on nous offre toujours du vaudeville prétentieusement déguisé en comédie et en drame ; on rafraîchit au petit bonheur tous les oripeaux, tous les clichés romantiques ; on nous fabrique à l’occasion du symbolisme et du mysticisme en faux. Et la vie, la vie vraie, saisie en sa profondeur, dégageant cette essence de poésie que le plus vulgaire événement humain recèle, c’est là ce que la production courante et ses ordinaires fournisseurs songent le moins à nous montrer. Cependant de grands efforts ont été faits, le mouvement se dessine et des résultats considérables ont apparu. Peut-être même la situation est-elle plus nette que dans le roman.

La comédie naturaliste, minutieusement exacte, brutalement pessimiste, n’a pu arriver à s’établir. M. Becque[3] y a usé son

  1. L’Empreinte, 1895 ; le Ferment, 1899 ; l’Épave, 1902 ; la Vie secrète, 1908.
  2. Nommons aussi Marcelle Tinayre, dont le talent vigoureux et frémissant excelle à peindre la conscience de la femme d’aujourd’hui et tous les aspects des choses, vieilles villes, vieux logis, campagnes de France, impressions changeantes du ciel et de la lumière (la Maison du péché, 1902 ; la Rebelle, 1905 ; l’Ombre de l’amour, 1909) ; Romain Rolland, l’auteur de cet original et curieux Jean Christophe (3 vol., 1904), biographie psychologique d’un musicien, riche étonnamment d’idée d’observations et d’émotions ; le spirituel Abel Hermant dont la manière sobre sèche et nerveuse, dessine avec une sûreté impitoyable les figures des fantoches où il incarne les travers de certains milieux et de certaines classes d’aujourd’hui (le Cavalier Miserey, 1887 ; la Carrière, 1891 ; le Faubourg, 1900 ; etc.) (11e éd.).
  3. H. Becque (1832-1899), les Corbeaux, 1882 : la Parisienne, 1885 ; Théâtre complet, 2 vol., Charpentier, 1889 ; 3 vol., édit. de la Plume, 1898.