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le fin du siècle.

s’évaporer. Toute la nature ne fut plus qu’une image mobile, un symbole voilé et flou des conditions qui la déterminent.

Et, d’autre part, les choses ne sont, ou, si l’on veut, ne sont atteintes par nous que dans notre sensation : elles sont en nous, elles sont nous. Ma vision de la nature est la vie même de mon esprit ; et c’est moi que je sens, que je trouve dans les choses. Peindre les paysages que je vois, en la nuance que je vois, assembler dans mes vers les fragments des choses qui coexistent ou s’attirent en ma pensée, c’est — sans indiscrétion biographique — raconter le secret de mon âme ; c’est dire la saveur de la vie à mes lèvres, et comment les lois de la destinée humaine se réfractent en mon individuelle singularité. Toute la nature sera le symbole de mon être et de ma vie.

Ainsi s’explique la prédominance de la forme symbolique dans la poésie récente. Par le symbole se renouvelaient à la fois la traduction artistique des choses de l’âme et celle des choses du dehors.

Pour mettre la forme d’accord avec l’inspiration, la langue et le vers ont été bouleversés. On a essayé de rendre la langue poétique plus individuelle, de l’affranchir de toutes les lois générales qui tendaient à uniformiser l’expression, à imposer à la pensée d’un seul le verbe de tous[1]. La limite de l’expression individuelle, c’est l’inintelligible, et plus d’un décadent ou symboliste, Mallarmé en tète, a héroïquement ou ingénument affronté cette conséquence. Mais sans aller aussi loin, beaucoup se sont efforcés de se dérober aux associations tyranniques, aux convenances de régularité, de dignité, de bon ton : ils ont tâché de se faire le style qui n’exprimait qu’eux, et exprimait tout d’eux. Surtout une tendance s’est prononcée pour changer la nature des rapports grammaticaux et syntaxiques. Les lois qui président aux relations des mots ont eu pour fin jusqu’ici l’intelligible : les nouvelles écoles ont voulu qu’elles eussent pour fin le sensible. Grouper les mots non plus selon la logique, pour réaliser un sens perceptible à tous, mais selon la sensation, pour manifester une impression perçue par le poète ; seul, a été le but plus ou moins consciemment poursuivi.

On a achevé la réforme romantique de l’alexandrin, en faisant dis parai ire les derniers vestiges de césure à l’hémistiche, eu effaçant le repos et même l’accent final du vers. La distinction

  1. Deux tendances : Verlaine, Laforgue, raillant la noblesse académique et le verbe Parnassien, imitant artistement l’incorrection et la grossièreté du langage populaire ; Mallarmé, René Ghil, Péladan, distinguant la langue artistique de la langue pratique et se créant un verbe, a part pour la communication des émotions esthétiques.