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littérature bourgeoise.

dont les premiers éléments remontaient aux plus lointaines origines des peuples européens, les uns venaient de l’Orient, comme ceux où figure le lion : d’autres venaient du Nord, comme ceux dont l’ours était (avant le loup) le primitif héros. Depuis des siècles, ils vivaient dans la mémoire du peuple, et comme ils préexistaient aux formes littéraires qui en ont fixé ou transformé un certain nombre dans les poèmes de Renart, ils se sont transmis jusqu’à nos jours par la même tradition orale dans beaucoup de pays. Les folkloristes ont retrouvé chez les Finnois et dans la Petite-Russie de ces aventures comiques du loup et du renard, qui divertissaient nos vilains du xiie siècle.

Quand eut-on, et qui eut l’idée géniale, épique, d’ajouter au nom de l’espèce un nom propre qui fit surgir l’individu du type ? Il faut se résoudre à l’ignorer. Toujours est-il que, dans la France du Nord, en pays champenois, picard et vallon, vers le milieu du xiie siècle, les gestes de Renart le goupil étaient devenus assez populaires pour qu’un clerc flamand fit une compilation de ces récits en vers latins, l’Ysengrimus. Puis, vers 1180, un poète allemand, Henri le Glichezare, faisait de l’histoire de Renart un poème suivi, qui semble attester que les récits français tendaient déjà à se grouper dans un certain ordre. Pendant la fin du xiie siècle, et une partie du xiiie, l’épopée de Renart fut remaniée, amplifiée, améliorée, gâtée par une foule de poètes, dont beaucoup étaient des clercs. Les « branches » s’ajoutèrent aux « branches », sans que jamais une refonte générale en fit un tout bien lié, un poème unique et d’une sensible unité : ce qu’on ne saurait au reste regretter. Si la branche II, Renart et Chantecler, est peut-être le plus ancien morceau de la collection qui nous est parvenue, le Jugement de Renart en est le principal et le plus fameux épisode : il eut un immense succès, et fournit le thème essentiel des imitations étrangères du roman, depuis le Reineke Vos flamand jusqu’au poème bien connu de Gœthe.

Rien de plus hétérogène et de plus inégal que les vingt-sept branches de Renart que nous possédons. On y trouve tous les dialectes, depuis le pur picard jusqu’à je ne sais quel jargon italianisé, toutes les sortes de tons et d’esprits comme tous les degrés du talent.

Cette inégalité apparaît d’abord dans le maniement de ce qu’on pourrait appeler l’intrinsèque irréalité du sujet. La société d’animaux qu’on nous présente est, par hypothèse, tout idéale et toute fantaisiste : elle combine des actions et des formes propres à l’homme avec des actions et des formes propres aux bêtes. C’est ainsi qu’à la cour du roi Noble, toutes les espèces vivent en paix : je veux dire qu’entre les animaux titrés de noms propres qui y