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les fabliaux.

Vraiment, toutes ces histoires ne sont que fantaisie, et ne représentent exactement qu’une chose : la jovialité française, le tour d’imagination frivole et grossier qui était apte à produire et à goûter ces histoires. La vérité des fabliaux est une vérité surtout idéale, comme celle des chansons de geste et des romans bretons : les unes nous montrent le rêve héroïque, les autres le rêve amoureux de nos aïeux, et dans les fabliaux c’est un autre rêve encore, un rêve de vie drolatique et libre, tel que peut le faire un joyeux esprit qui, par convention, élimine pour un moment toute notion de moralité, d’autorité et d’utilité sociale.

Les auteurs de Fabliaux n’ont pas songé à peindre les mœurs de leur temps, et leurs œuvres étaient pour nos pères ce qu’ont été pour nous la Boule ou le Chapeau de paille d’Italie. Mais, comme à nos faiseurs de vaudevilles, il leur est arrivé, en ne visant qu’à faire rire, de crayonner certaines charges assez ressemblantes, et qui amusent par la netteté saisissante du trait. Ils ont su esquisser un vilain, faire parler une commère : surtout, et c’est par là qu’ils ont donné l’illusion de la vérité, ils ont eu le sens des mœurs d’exception et des mœurs ignobles. L’un d’eux nous conte, avec une décision crue de style, la « ribote » de trois commères parisiennes qui, après une longue séance au cabaret, sont ramassées dans le ruisseau, ivres, noires de boue : on les croit mortes, et on les jette au charnier des Innocents où elles se réveillent le lendemain, la face couverte de terre, des vers dans les cheveux [1]. Ce goût pour les mœurs basses et les aventures triviales, avec l’absence ou la vulgarité de l’idéal moral, constitue en majeure partie le réalisme des Fabliaux.

Ajoutez encore ce trait bien caractéristique : le manque de sympathie, la dureté méprisante à l’égard des faibles et des victimes, qui éclate là plus crûment encore que dans le Roman de Renart. Pas une émotion n’altère l’ironique sérénité des conteurs, tandis qu’ils nous défilent cet interminable chapelet de ruses souvent brutales, et même meurtrières : ils n’ont d’applaudissement que pour la force, force du corps ou force de l’esprit : de réelle sympathie, ils n’en ont pour personne. Ils n’ont même pas pour les trompeurs, les coupables, les vicieux, cette pitié attristée qui naît du sentiment de l’humaine fragilité. D’où cela vient-il, sinon de cette vanité française qui fait qu’on se sépare des autres, qu’on se met au-dessus d’eux, et qu’on se regarde comme n’ayant part ni à leurs misères ni à leurs vices ; sinon aussi, peut-être, d’un sentiment plus ou moins distinct que toutes ces vilenies, ces ordures, sont un jeu d’esprit, une construction fantaisiste de l’imagination,

  1. Recueil général, t. III, p. 145.