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littérature bourgeoise.

chemise, dont les uns assiègent les mourants, pour leur arracher des testaments, et les autres s’en vont criant par les rues :

    Donnez, pour Dieu, du pain aux frères !

Ce qui fâche le plus notre poète, c’est la pensée de tout l’argent qui s’en va là alimenter la paresse et la gourmandise ! C’est surtout, la pensée de tout ce que donne le roi, et il faut le voir annoncer que tout cela n’aura qu’un temps, il faut l’entendre gronder à mots fort peu couverts : « Attendez, attendez ! quand le roi ne sera plus là… ! »

Le roi aussi a tort de laisser au pape trop de pouvoir en France. Rutebeuf est un « gallican » convaincu : il invoque toutes les lois et us du royaume, quand, à la prière ou avec la permission de saint Louis, le pape Alexandre IV se permet d’exiler Guillaume de Saint-Amour, qui enseignait dans l’Université de Paris. Cette affaire mettait en jeu toutes les passions du poète : l’Université et son champion Guillaume de Saint-Amour luttaient désespérément pour interdire aux religieux des ordres mendiants, aux dominicains surtout, l’accès des chaires publiques, et pour défendre les maîtres séculiers d’une concurrence redoutable. C’est la querelle qui se renouvellera au xvie siècle, quand un nouvel ordre paraîtra, celui des jésuites ; c’est l’éternelle querelle de l’enseignement : tout ce qui ne profite pas du monopole réclame la liberté. Rutebeuf fut, dans cette chaude dispute, aux côtés de Guillaume de Saint-Amour : le théologien dans ses sermons et ses écrits, le poète dans ses vers firent des charges également vigoureuses et inutiles contre les jacobins envahisseurs : et quand on songe que parmi ceux qu’ils voulaient renfermer dans leurs couvents, il y avait un saint Thomas, on ne peut qu’applaudir à leur défaite.

Il ne faudrait pas prendre cependant Rutebeuf pour un furieux « anticlérical », une sorte de journaliste radical du xiiie siècle. Ce mécontent du règne de saint Louis, ce « mangeur » de moines, qui n’a laissé à inventer aux pamphlétaires de l’avenir ni une supposition outrageante ni une plaisanterie grivoise, était un homme dévot, craignant Dieu, qui humblement s’accuse, en sa vie pécheresse, d’avoir « fait au corps sa volonté », qui, tout contrit, recommande à Notre-Dame « sa lasse d’âme chrétienne », qui trouvé d’étrangement tendres, ardentes, pénétrantes paroles pour dire les louanges de la mère de Dieu :

    Tu hais orgueil et félonie
      Sur toute chose.
    Tu es le fis où Dieu repose :
    Tu es rosier qui porte rose