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le lyrisme bourgeois.

      Blanche et merveille…
    Ha ! Dame Vierge nette et pure !
    Toutes femmes, pour ta figure,
      Doit-on aimer.

Il aime et révère l’Église, il hait les vices qui l’obscurcissent. Il aime les pauvres curés qui vivent de peu dans les villages en prêchant l’Évangile. Il hait les moines oisifs, orgueilleux, luxurieux. Il hait les mendiants, aux mains de qui vont toutes les richesses ; mais il rappelle les débuts des jacobins et des cordeliers, la sainte, évangélique pauvreté, qui est l’esprit de leur institution.

Il s’indigne que l’enthousiasme des croisades se refroidisse. La célèbre dispute du Croisé et du Décroisé, si gauche dans son ordonnance, est parfaitement nette dans son intention : le poète veut écraser les résistances de l’esprit mondain par les arguments impérieux de la foi. Il ne va pas à la croisade, il est vrai : ce n’est pas son affaire, n’étant pas chevalier. Mais il y pousse les chevaliers ; plus ardent que Joinville, sans doute parce que tout s’arrête pour lui à la parole, il ne comprend pas que toute la chevalerie de France ne suive pas le roi à Tunis. La prédication de la croisade, sur un ton tour à tour passionné et satirique, est une notable partie de l’inspiration et de l’œuvre de Rutebeuf.

Au service de ces idées et de ces sentiments, le poète met un talent original. D’abord il a le sens du pittoresque : il voit, et fait voir. En tout sujet, quelque idée qu’il manie, il aperçoit une réalité concrète : c’est un ancêtre de Régnier. La satire et la morale tournent naturellement en images et en tableaux. Prêche-t-il la croisade, il nous montre les gens qui se croisent :

    Quand la tête est bien avinée,
    Au feu, devant la cheminée,
    Vous vous croisez sans sermonner.
    Donc vous allez grands coups donner
    Sur le Soudan et sur sa gent :
    Fortement les endommagez :
    Quand vous vous levez au matin,
    Avez changé votre latin :
    Car guéris sont tous les blessés,
    Et les abattus redressés.

Nulle idée d’une beauté noble, d’une forme pure et élégante ne vient réprimer l’instinct tout réaliste de son imagination. Regardons comment ce poète voit Marie l’Égyptienne au désert, toute nue, la chair noire, la poitrine moussue :

    Cheveux épars sur ses épaules.
    De ses dents ses ongles rognait ;