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littérature didactique et morale.

et pitoyable ; de nouveau elle fait bonne mine au jeune homme, et, par une compensation logique, efface d’un baiser qu’elle se laisse prendre le souvenir de sa dureté. Mais tout se sait : on médit de leur accord ; les parents ou un mari gourmandent la trop facile dame, excitent son orgueil, lui fout honte ou peur ; pour plus de sûreté, on la flanque d’une duègne ; plus de gracieux abord : l’amant est banni plus sévèrement et plus loin que jamais. Il se désole et… Et maître Guillaume de Lorris n’eut pas le temps d’en écrire davantage.

On voit d’abord le caractère de cette fiction : c’est en quelque sorte la figure schématique des formes, phases, accidents et progrès de l’amour. Tout élément individuel est soigneusement éliminé : il ne reste que l’amant et l’amante, types irréels : mais, la dame étant identifiée à la rose, il faut projeter hors d’elle tous les sentiments qui appartiennent à son personnage. Ainsi se dressent entre l’amant et l’amante deux groupes contraires, les alliés, Courtoisie, Bel-Accueil, les ennemis, Danger (l’orgueil de la pureté féminine), Honte, Peur. Hors de l’amant, pareillement, se réalise dame Oiseuse, conseillère d’amour. Et tout le monde extérieur, ennemi naturel de la joie des amants, se ramasse en deux groupes symboliques, la curiosité maligne et bavarde des indifférents, Malebouche, et l’hostilité soupçonneuse de ceux qui ont puissance sur la femme, Jalousie. Au-dessus de ces simulacres d’humanité planent les dieux, Amour, Vénus, qui semble émanée de l’âme de la dame comme Amour de l’âme du galant, enfin Raison, autre dédoublement de la personne morale du héros, qui lui déconseille la douloureuse carrière de l’amour.

Au fil de cette action ainsi distribuée par personnages se rattachent aisément tous les préceptes de l’amour courtois, tantôt traduits en faits, tantôt promulgués dogmatiquement par un des acteurs, surtout par Amour qui, comme suzerain, dicte ses lois à l’amant. On méconnaîtrait le caractère de la courtoisie du xiiie siècle, si l’on ne se rappelait que les commandements d’amour comprennent même la civilité. « Lave tes mains et tes dents cure », dit Amour à son vassal ; point de parfait amant avec des ongles en deuil. De beaux habits, des manières libérales, des talents d’agrément sont choses également requises ; l’amour est un sentiment aristocratique. Il n’est pas à la portée des vilains. Aussi faut-il voir avec quelle méprisante dureté le dieu parle du vilain :

    Vilain est félon, sans pitié,
    Sans service et sans amitié.

On a peut-être exagéré la valeur psychologique de l’œuvre de Guillaume de Lorris. Il a en somme peu d’originalité : tous les