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littérature bourgeoise.

sentiments qu’il décrit avaient été avant lui étudiés dans leur nature et leurs progrès, définis, étiquetés, classés, décrits : il nous fait plutôt l’effet d’un vulgarisateur que d’un inventeur. Cependant ses abstractions, personnifications, commandements et définitions ne semblent être réellement pour lui qu’un procédé d’exposition. Je crois que derrière les allégories scolastiques qu’il fait mouvoir, il aperçoit et s’efforce d’atteindre la réalité concrète de la vie. Parfois cette vérité éprouvée et sentie éclate dans son œuvre d’une façon charmante ; et tant pis, ou plutôt tant mieux, si elle bouscule et dérange les symboles laborieusement combinés. Comme lorsque Amour expose le devoir d’un amant, qui est de ne pas dormir en son lit la nuit, et d’aller rêver à la porte de sa belle,

    Soit par nuit ou par gelée,

maître Guillaume, emporté par la situation, met une parenthèse humoristique et réaliste, qui tranche avec le caractère abstrait et idéal du morceau. À la place de la dame irréelle, il voit une vraie femme, qui remplira sa nuit bourgeoisement, prosaïquement, qui, dit-il,

    … Sera peut être endormie
    Et à toi ne pensera guère.

Il n’y a pas grande merveille non plus dans les descriptions des dix images peintes en dehors sur les murs du verger d’Amour ; mais une chose frappe dans ces portraits : c’est la simplification hardie et juste des éléments moraux, et la précision minutieuse, nette, pittoresque des apparences physiques qui les revêtent et les expriment. Ce talent éclate dans les peintures de la frileuse Vieillesse et de la Pauvreté honteuse, mieux encore dans celle de la doucereuse Papelardie. Il y a là un art d’individualiser par l’extérieur les caractères généraux, qui est au fond identique à l’art de La Bruyère. Il faut ajouter, à l’honneur du poète, que sa continuelle allégorie n’est jamais tout à fait sèche, languissante, ennuyeuse, que dans les endroits où nulle réalité ne peut le soutenir et le guider, comme lorsqu’il décrit les souffrances conventionnelles de l’amour courtois.

Guillaume de Lorris est un lettré, et à certains traits de son œuvre on reconnaît comme une première impression de l’éloquence latine sur la façon encore informe de notre langue. L’auteur s’essaye parfois à conduire une période, à étendre un lieu commun : on en trouvera un exemple dans le portrait de la vieillesse, cette longue tirade sur le temps, avec ses six reprises du sujet de la phrase, à intervalles de plus en plus rapprochés.