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littérature didactique et morale.

liers : ici il traduit sans citer, dérobant sans scrupule l’honneur de quelque doctorale argumentation ; ailleurs il cite avec une minutieuse gravité, en vantant pesamment son auteur ; ailleurs il cite Homère, ou quelque autre, pour faire croire qu’il l’a lu, quand il a trouvé simplement sa citation dans un auteur du moyen âge.

Ce pédant est d’ailleurs un savant, d’une science étendue et solide : il n’est pas nourri de fariboles, de romans et chansons. Sa science, c’est toute la science cléricale du xiiie siècle, l’antiquité latine, à peu près telle [1] (sauf quelques auteurs et surtout Tacite) que nous la connaissons aujourd’hui, et puis tous les travaux de la pensée moderne, en physique, en philosophie, en théologie. Rien ne lui a échappé : et il a jeté tout cela, abondamment, confusément dans son poème, laïcisant, c’est-à-dire vulgarisant la science des écoles, initiant les seigneurs et les bourgeois aux plus graves problèmes, aux plus hardies solutions, aux plus téméraires inquiétudes, sollicitant le vulgaire à savoir, à penser, par conséquent à s’affranchir, et faisant ainsi une œuvre qu’on a pu comparer à celle de Voltaire. On ne saurait imaginer en effet de combien de choses Jean de Meung trouve moyen de parler, tandis que son Amant poursuit la conquête de la Rose. Le paupérisme, et l’inégalité des biens, la nature du pouvoir royal, l’origine de l’État et des pouvoirs publics, la justice, l’instinct, la nature du mal, l’origine de la société, de la propriété, du mariage, le conflit du clergé séculier et du clergé régulier, des mendiants et de l’Université, l’œuvre de création et de destruction incessantes de la nature, les rapports de la nature et de l’art, la notion de la liberté et son conflit avec le dogme et la prescience divine, l’origine du mal et du péché, l’homme dans la nature, et son désordre dans l’ordre universel, toutes sortes d’observations, de discussions, de démonstrations sur l’arc-en-ciel, les miroirs, les erreurs des sens, les visions, les hallucinations, la sorcellerie et jusque sur certain phénomène de dédoublement de la personnalité, voilà un sommaire aperçu des questions que traite Jean de Meung, outre tous les développements de morale et de satire qui tiennent plus directement à l’action du roman, et je ne sais combien de contes mythologiques extraits d’Ovide ou de Virgile, tels que les amours de Didon et l’histoire de Pygmalion. Toutes ces choses s’amalgament, s’enchevêtrent, se lient comme elles peuvent : c’est un incroyable fouillis, et l’on serait tenté de prime abord de dire un épouvantable fatras.

De ce fatras se dégage immédiatement avec évidence un esprit général qui est tout contraire à l’aristocratique délicatesse de Guillaume de Lorris : et ce n’est pas la moindre singularité de

  1. Il n’est pas sûr qu’il ait connu Lucrèce, auquel il fait si souvent penser.