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littérature didactique et morale.

Qui draps communs toujours vêtirent,
Et jamais n’en furent moins saintes :
Et je vous en nommerais maintes.
Mais presque toutes tes saintes
Qui aux églises sont priées,
Vierges chastes, et mariées
Qui maints beaux enfants enfantèrent,
Les habits du siècle portèrent ;
Et en ceux-là même moururent,
Qui saints sont, seront et furent.

Et notre poète a le droit en vérité d’ouvrir le ciel à ceux qui vécurent en ce monde selon son commandement : malgré le cynisme de son langage et parfois de ses idées, il prêche une haute et sévère morale ; il a su tirer toutes les vertus de son naturalisme. L’instinct, de soi, n’est moralement ni bon ni mauvais : il n’est pas mauvais, car l’acte qui en sort est bon ; il n’est pas bon, car l’acte qui en sort n’est pas volontaire. Mais l’usage de l’instinct crée le mérite et le démérite : l’homme est libre, et, selon sa science, choisit entre les actes que son instinct lui suggère ; s’il suit la nature et l’Évangile, qui en termes différents lui font le même commandement, la nature l’avertissant de travailler pour l’espèce, l’Évangile lui enjoignant de se dévouer au prochain, il se désintéressera ; il éloignera l’ambition, l’avarice, la volupté, l’égoïsme : il sera doux, humble, charitable, et s’efforcera de vaincre par l’amour les misères sociales.

Par malheur, Jean de Meung n’a pas, comme Dante, créé une forme qui assurât à sa pensée l’éternité des belles choses : il lui a manqué d’être un grand artiste. Les plus apparentes et vulgaires beautés de l’art font défaut à son œuvre : il n’a ni souci ni science de la composition, des proportions, des convenances. Ce Roman de la Rose est un fatras, un chaos, un étrange tissu des matières les plus hétérogènes : les digressions, les parenthèses de cinq cents vers ne coûtent rien à l’auteur. L’ouvrage est une suite de morceaux, qui s’accrochent comme ils peuvent, et se poursuivent parfois sans se rejoindre.

Il y a de ces morceaux qui sont admirables : mais, en dépit même de son incohérence, l’ensemble du poème donne l’impression de quelque chose de vigoureux et de puissant. Ce bouillonnement d’idées et de raisonnements qui se dégorgent incessamment pendant dix-huit mille vers, sans un arrêt, sans un repos, cette verve et cet éclat de style, net, incisif, efficace, souvent définitif, cette précision des démonstrations, des expositions les plus compliquées et subtiles, cette allégresse robuste avec laquelle le poète porte un énorme fardeau de faits et d’arguments, le mouvement