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le quatorzième siècle.

d’humanité, il crie : Mort aux Jacques ! à ces vilains qui n’ont pas trouvé que tout fût bien dans ce temps de brillants faits d’armes et de fêtes splendides.

Il ne s’intéresse qu’aux nobles existences. Elles seules ont le bruit, l’éclat : elles seules valent la peine d’être contées. Il adopte l’idéal de la chevalerie dégénérée ; et la suprême règle de sa morale, par laquelle il loue, blâme, absout, condamne, c’est l’honneur. Il n’a pas vu le vide, la fausseté, l’immoralité de cet honneur, ce que cet étalage pompeux d’héroïsme et de loyauté recouvre de subterfuges, de mensonges, de trahisons, de crimes, ni que, dans ces vies d’où tout mobile de dévouement, toute idée de service public sont exclus, rien ne tempère la vanité délirante et l’égoïsme brutal. On s’aperçoit que cette impartialité, dont on lui sait gré malgré tout, lui était facile : il écrit pour des gens qui ne reconnaissent que la chevalerie, et qui sentent leur cœur plus près de l’ennemi qu’ils combattent que du peuple dont ils se disent les défenseurs. Au fond, la guerre est un tournoi : vainqueur ou vaincu, on se console si l’on est déclaré preux. Avec l’honneur, le prix auquel on pense, c’est le gain ; dans un tournoi, les armes, les chevaux des vaincus ; en guerre, la rançon des prisonniers, qu’on taxe sans ménagements, et qui s’engagent sans marchander : le bourgeois, le vilain sont les payeurs. En guerre, enfin, on a le pillage.

Je ne sais si rien marque plus nettement le niveau de la moralité de Froissart et de celle du siècle, que l’égalité qu’il établit inconsciemment entre les malandrins et les chevaliers. Il distribue très libéralement son admiration à ceux-là comme à ceux-ci : et qu’on ne croie pas qu’il ne sache pas de qui il parle : « Combien étions-nous réjouis, lui disait un vieux capitaine des Grandes Compagnies, quand nous pouvions trouver sur les champs un riche abbé, ou un riche prieur, ou un riche marchand, ou une route de mulets de Montpellier, de Narbonne !… Tout était nôtre… Nous étions étoffés comme rois. » Mais quelle est la différence de cet Aymerigot Marcel (ou Marchés) au sire d’Albret, un noble seigneur et le beau-frère du roi de France ? Écoutez celui-ci : ce sont les mêmes idées, le même langage : « Dieu merci, je me porte assez bien, disait le brave Gascon : mais j’avais plus d’argent, aussi avaient mes gens, quand je faisais guerre pour le roi d’Angleterre, que je n’ai maintenant ; car, quand nous chevauchions à l’aventure, ils nous saillaient en la main aucuns riches marchands ou de Toulouse ou de Condom ou de la Réole ou de Bergerac. Tous les jours nous ne faillions point que nous n’eussions quelque bonne prise, dont nous étions frisques et jolis, et maintenant tout nous est mort. » Ce seigneur n’est qu’un brigand. Faut-il nous étonner après cela de