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le quatorzième siècle.

qu’il en est loin, avec son enfantine conception de l’histoire, sa philosophie vaine, et sa moralité creuse. Même il est vrai que Villehardouin était plus près de la véritable histoire : pour toutes les qualités solides et essentielles, la Chronique de Froissart est un recul plutôt qu’un progrès.

Cette insuffisance de conception entraîne pour Froissart le vice de la méthode. Ne cherchant que l’aventure, c’est-à-dire le dehors de l’acte humain, il n’a que faire des documents écrits, ni de fouiller les archives. D’autres savaient déjà le faire : il s’en dispense, par insouciance. Il n’y a rien là pour lui. Son affaire, c’est d’écouter les preux raconter leurs prouesses ; sa méthode, c’est d’amener les gens à lui faire voir les choses et de les faire voir comme il les a vues. On conçoit tout ce que cette méthode d’investigation, réduite à ce que le jargon contemporain appelle interviews et reportage, entraîne d’erreurs de chronologie, de topographie, de confusions et d’altérations de noms : ce n’est pas la peine de s’y arrêter.

Que reste-t-il donc à Froissart ? Il lui reste d’être le plus merveilleux des chroniqueurs. Né en Hainaut, dans une contrée où s’était éveillé de bonne heure le goût des vastes compositions historiques, il se ressent du voisinage de la région flamande : le génie de cette Flandre opulente, matérielle, sensuelle, pays des cortèges somptueux et bizarres, des tapisseries immenses et splendides, de l’éclatante et grasse peinture, où, sous les ducs de Bourgogne, la féodalité mourante étala ses plus riches et plus étourdissantes mascarades, ce génie est bien le même qui s’exprime dans le talent de Jean Froissart, l’incomparable imagier. Tout ce qui est vie physique et sensation, apparences et mouvement des choses et des hommes, joie des yeux, caresse des sens, trouve en lui un peintre sans rival. Il a le plus inépuisable vocabulaire pour traduire tous les aspects des réalités concrètes : mais son invention verbale s’arrête, comme sa capacité de penser, à la frontière de l’abstraction. Ne lui demandons ni idées, ni sentiments, ni personnalité intellectuelle et morale d’aucune sorte : mais s’il s’agit de montrer un chevalier en armes, une armée en bataille, le travail sanglant d’une mêlée, ou bien une entrée de reine, l’éclat des tournois, noces et caroles, c’est notre homme. Il a une précision, une netteté, une verve qui saisissent ; avec cela, la plus aisée et naturelle spontanéité. C’est un voyant : il ne fait qu’appeler les images qui passent en lui. Il n’est pas seulement pittoresque, il est dramatique : il a le don de nous intéresser aux actions, toute tendresse et sympathie mises à part, par cette anxiété et suspension d’attente que nous cause toujours la vue d’une action qui se fait sous nos yeux. En un mot, Froissart ne raconte pas la chevalerie du xive siè-