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le quatorzième siècle.

dépouilles des disgraciés, titres honorables, faveur déclarée, et ce qu’un esprit de sa trempe estime singulièrement, un maître digne du serviteur, et l’emploi de ses rares facultés tel qu’il le pouvait rêver. Commynes est, sinon le premier ministre, du moins le premier agent du roi, et l’un des plus riches seigneurs de France. Il profite de sa fortune, et la pousse de son mieux : il sait que les choses de ce monde n’ont qu’un temps, et il l’emploie. Par de bons arrêts, par des contrats avantageux, il élargit ses domaines, grossit ses revenus.

Louis XI meurt, le vent change : il avait été trop puissant pour rester en crédit et même en repos. Menacé, il croit se sauver par la cabale, dans le parti d’Orléans : cela donne lieu de l’écraser. Six mois de cage de fer, à Loches, vingt mois de prison à la Conciergerie, dix ans d’exil, un quart de ses biens confisqué, voilà pour satisfaire les opprimés du règne précédent. Ceux que sa faveur politique avait courbés ou accablés dans les affaires privées, relèvent la tête : marchands alléguant des contrats léonins ou frauduleux, nobles appelant d’arrêts injustes, travaillent à lui faire rendre gorge. Les procès l’assaillent en foule ; on en veut à ses terres, à son argent. Il perd Talmont, relient à grand’peine Argenton, paie d’énormes amendes. Le bon droit de ses adversaires n’est pas toujours plus clair que le sien : mais ils profitent à leur tour du temps. Commynes rentre à la cour : aussitôt ses procès prennent un meilleur tour. En bon diplomate, il fait des sacrifices : il prête six mille ducats sans intérêt ; il donne une grosse galéasse avec son artillerie, pour l’expédition d’Italie qui tient tant au cœur du jeune roi. Il n’a pas de faveur, mais il a de l’emploi. Il se soutient. Commynes eut de l’ordre, de l’économie, de l’application à ses affaires : il faisait des aumônes régulières ; sans passion, sans vice, il n’eut dans la vie privée que le souci de sa fortune : il travailla à l’augmenter par toutes voies légales. Ce fut donc ce que le monde appelle un honnête homme.

Ce qu’il eut de supérieur, ce fut l’esprit : ses Mémoires en font foi. Je devrais dire son Histoire, car Commynes n’écrit pas pour se raconter. Au contraire, il s’efface, se dérobe : à peine laisse-t-il entrevoir le rôle que la confiance de Louis XI lui avait donné. À deux ou trois moments décisifs, il ne nomme pas l’auteur du conseil qui a tout sauvé : et ce conseiller anonyme, on a tout lieu de croire que c’est lui. Les ambassadeurs d’Italie disaient de lui qu’il était tout in omnibus et per omnia. Une marchande de Tours qui plaida contre lui, disant avoir été égorgée dans un contrat passé sous Louis XI, écrivait dans un mémoire ; le sieur d’Argenton qui pour lors était roy. On n’en soupçonne rien à lire Commynes : il s’enfonce parmi les serviteurs du roi, tous donnés comme instru-