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le quinzième siècle.

avec sa chrétienne persuasion l’a conduit à une grande généralisation, qui est à vrai dire toute une philosophie de l’histoire. C’est justement celle de Bossuet. Commynes a trop d’esprit pour n’avoir pas observé que ce n’est pas toujours l’esprit qui fait le succès, ni le manque d’esprit le malheur. Toutes les circonstances évaluées, et addition faite de la prudence humaine à leur total, une force survient on ne sait d’où, qui dérange l’opération, et fait sortir le résultat le moins prévu, le moins possible. Cette force est celle de Dieu : presque à chaque page, Commynes la prend sur le fait, et la signale avec une sincérité d’accent qui touche souvent à l’éloquence[1]. Il faut ajouter, pour être juste, que cette haute théorie sert à Commynes pour légitimer le succès, et engager les battus à se trouver contents : dans le jeu des empires, Dieu fait sortir les coups qu’il lui plaît ; réclamer serait sacrilège. Commynes s’étant placé du côté du plus fort, cette conséquence pratique lui était fort commode à tirer.

Commynes est donc un grand esprit : goût pour les idées, goût pour les considérations abstraites et générales, psychologie pénétrante, essai d’une philosophie de l’histoire, voilà bien des caractères qui le recommandent à notre estime. Et ne voit-on pas combien cet esprit-là est voisin de l’esprit du xviie siècle ? Une des formes du génie de la race se dégage en lui avec une singulière netteté. Mais le sentiment de l’art lui fait encore défaut : c’est ce que la Renaissance va apporter.


5. LES GRANDS RHÉTORIQUEURS.


On peut dire que Villon et Commynes sortent du moyen âge. Leur œuvre, qui tient à leur temps essentiellement, tire sa valeur littéraire de la qualité individuelle de leur nature, et de cette qualité seule : on y cherche l’expression personnelle d’une âme chez Villon, d’une intelligence chez Commynes. Mais remarquer cela, c’est dire qu’ils sont tout modernes, et qu’ils ont trouvé, chacun de son côté, et pour son compte, le principe d’excellence de la littérature de l’avenir.

Autour d’eux, après eux, la défroque du moyen âge s’étale lamentablement chez tous les faiseurs de prose et de vers. Jamais décadence littéraire n’a produit de plus misérables, de plus baroques pauvretés. La « rhétorique » des Machault et des Chartier, trans-

  1. L. V, ch. ix, xviii et xx ; l. VIII, ch. xxiv (fin) ; et passim, p. 22, 25, 34, 47, 48, 83, 236, 249, 294-6, 329, 522, de l’éd. Chantelauze.