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littérature dramatique.

La moralité remplit tout l’espace qui sépare le mystère de la sottie et de la farce. Thomas Sibilet a écrit dans son Art poétique : « Si le français s’était rangé à ce que la fin de la moralité fût toujours triste et douloureuse, la moralité serait tragédie ». En effet elle est souvent attendrissante, et parfois pathétique : c’est vraiment ce que nous appelons le drame, avec toute la variété de tons et de dénouements que ce mot comporte, avec la variété de sujets, qui tantôt sont historiques, tantôt légendaires, tantôt de pure imagination, et tantôt d’origine religieuse. Mais dans ce dernier cas, le caractère pieux disparait devant l’intention morale. On a ainsi des moralités de l’Enfant prodigue, du Mauvais Riche et du Ladre : on a celle de l’Enfant ingrat, qui offre à son père un morceau de pain bis, lorsqu’il a lui-même pour son repas un succulent pâté ; il en sort un crapaud qui lui saute au visage, et ne se relire que par commandement du pape. Ou bien c’est la jeune fille qui nourrit sa mère de son lait dans une prison, c’est la villageoise qui aime mieux avoir la tête coupée par son père que de céder à l’amour de son seigneur : c’est l’empereur qui tue de sa main un scélérat de neveu dont il a fait son successeur. Il n’y a pas dans tout cela une œuvre qui ne soit médiocre. Ces moralités sérieuses devinrent surtout fréquentes quand l’arrêt de 1548 obligea les Confrères de la Passion et autres acteurs ordinaires de pièces sacrées à renouveler leur répertoire. La moralité fut de plus en plus un drame pathétique, qui usurpa parfois le nom de tragédie [1], et devint peut-être en quelque façon la tragi-comédie de Hardy.

Des moralités comiques se distinguèrent de la farce par un dessein avoué de donner une leçon édifiante : telle est la moralité qu’André de la Vigne mit en 1496 à la fin de son Mystère de saint Martin. Un boiteux et un aveugle, qui craignent de perdre avec leurs infirmités leur gagne-pain, fuient les reliques du saint dont on annonce les miraculeux effets. Par malheur ils rencontrent la châsse où elles sont portées, et, malgré eux, ils sont guéris, à leur grand dépit. Mais, par une bien fine distinction, tandis que le boiteux, à qui l’on n’a enlevé que la souffrance et l’incommodité, peste toujours d’avoir désormais à travailler, l’aveugle, qui voit la lumière, sent qu’il naît à une vie nouvelle et sa paresse vaincue, entonne un hymne d’action de grâces. Cette idée est jolie.

Il ne vaut pas la peine d’insister sur la trop nombreuse catégorie des moralités allégoriques. On pourra, si l’on veut, lire dans les ouvrages spéciaux les analyses ou les textes de l’Assomption, de Mundus, Caro, Dmoænia, de Bien advisé et Mal advisé, des Enfants de maintenant, de la Condamnation de Banquet, et autres

  1. Comme l’Amour d’un serviteur envers sa maîtresse. tragédie de Jean Brelog (1571).