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distinctiondes principaux courants.

sectes la pouvaient rendre mortelle pour l’auteur. Mais, en elle-même, elle n’a rien de violent. Rabelais est de ces génies puissants qui dirigent leur puissance : ils construisent patiemment une œuvre fougueuse, qui souvent retouchée, calculée en toutes ses parties, garde un air d’intempérante spontanéité. Mais, s’il voulait tout ce qu’il faisait, il était singulièrement plus modéré en philosophie qu’en art : son style excessif, emporté, enveloppait une pensée sûrement pondérée.

Dégageons cette pensée ; allons à l’essentiel : que trouve-t-on ? Un christianisme platonicien, qui semble retenir « le souverain plasmateur Dieu » comme efficace surtout pour liquider d’un coup tout l’embarras métaphysique, et qui, pour une raison analogue, éloigne toute précision de dogme : solution moyenne qui fait une religion d’honnêtes gens, pressés d’aviser à la pratique, et qui a bien l’air d’être le fond du spiritualisme français. Elle avait pour Rabelais l’avantage de déblayer le terrain aux sciences positives. Rabelais en effet n’est pas seulement un helléniste, un médecin, un curieux investigateur de l’antiquité et de la nature : il sait beaucoup, mais surtout il y a en lui une âme, un esprit de savant ; il a eu le culte et la notion de la science, et son programme d’éducation, chimérique même pour ses géants, est le programme du travail de la raison moderne. Avec le Dieu créateur, une vie future, qui soit la compensation de celle-ci, et satisfasse à notre appétit de justice et d’égalité par le renversement de tous les rôles.

Le Dieu tout bon et tout-puissant s’exprime dans la nature, toute bonne aussi et toute-puissante. Plus de repentir du Créateur devant une création mauvaise ; plus de péché originel et d’humanité déchue : le monde est bon, l’homme est bon, les fins du monde et de l’homme sont bonnes ; et le monde et l’homme vont spontanément par une intime impulsion de leur nature vers ces tins qui sont bonnes. Donc ce qui est, ce qui tend à être ont droit d’être : le mal est hors nature et contre nature. À Physis, la bonne mère, s’oppose Antiphysie, source de tout vice et de toute misère : et toute règle qui comprime ou mutile la nature est une invention d’Antiphysie. Toute la métaphysique et toute la morale religieuses, l’ascétisme catholique et le rigorisme huguenot, tout le christianisme enfin, dans son essence originale, est détruit par cette doctrine : elle est donc hardie, mais historiquement plutôt que philosophiquement. Elle n’est qu’une révolte du sens commun contre es hypothèses qui le dépassent.

Rabelais n’est pas profond, il faut oser le dire [1]. Sa pensée a gagné à s’envelopper de voiles, elle a grandi en se dérobant. Sa philosophie a été celle déjà de Jean de Meung, sera celle de Molière et

  1. Je n’oserais plus le dire aujourd’hui. Je ce suis pas tres persuadé aujourd’hui