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distinction des principaux courants.

du xviiie siècle, qui a sa raison au contraire dans la notion d’une indécence positive des choses désignées.

Aux mêmes idées se rattache la pédagogie de Rabelais : et par là s’explique qu’il ait si vigoureusement exprimé dans ses programmes encyclopédiques les plus profonds désirs et les plus effrénées espérances de son temps. Une sympathie trop vive l’attachait à tout ce qui est, pour qu’il ne favorisât pas tout ce qui voulait être. On n’aime pas la vie, si l’on n’aime pas le vouloir vivre, la puissance qui tend à l’acte, l’aspiration de l’être à plus d’être encore : aussi Rabelais n’a-t-il qu’un principe. L’homme a le droit, le devoir d’être le plus homme possible. Voyez la joie dont Gargantua saine l’imprimerie inventée, l’antiquité restaurée. « toutes disciplines restituées », et cette « manne céleste de bonne doctrine » par laquelle pourra Pantagruel largement profiter. Voyez de quel enthousiaste appel le bonhomme lance son fils à la recherche de la science universelle. Et lui-même, en sa jeunesse, il a vaillamment, sous la saine direction de Ponocrates, tenté d’être un homme complet : lettres, sciences, arts, armes, toutes les connaissances du savant, tous les exercices du gentilhomme, il n’a rien négligé ; il a mis en culture toutes les puissances de son esprit et de son corps. Le grand crime, ou la suprême « besterie », c’est « d’abâtardir les bons et nobles esprits », par une éducation qui comprime au lieu de développer : comme Gargantua d’abord, aux mains de maître Jobelin Bridé, était devenu gauche et lourd de son corps, et quoiqu’il étudiât très bien et y mit tout son temps, « toutefois en rien ne profitait ». À grand peine, dans son indignation, Rabelais s’empêche-t-il d’ « occire » le « vieux tousseux » de précepteur.

Au fond, la pédagogie de Rabelais se ramène à respecter la libre croissance de l’être humain, et à lui fournir copieusement toutes les nourritures que réclament pour son développement total ses appétits physiques et moraux. On passe de là facilement à sa morale. Elle se résume tout entière dans le précepte de Thélème : fais ce que voudras. Car la nature est bonne, et veut ce qu’il faut, quand elle n’est ni déviée ni comprimée : « parce que gens libères, bien nés, bien instruits, conversans en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux, et retire de vice ; lequel ils nommaient honneur ». Théorie superficielle, scabreuse [1], et qui renferme bien plus d’obscu-

  1. Moins superficielle et moins scabreuse que je ne l’ai cru autrefois. Cette théorie tient compte de la civilisation et de la culture ; elle suppose chez l’homme moderne un instinct moral ; que cet instinct soit primitif ou acquis, il n’importe, et la question est superflue ; il suffit qu’il existe ; et s’il n’existe pas, il n’y a pas de métaphysique ni de théologie qui puisse y suppléer. Cette théorie à tout juste la valeur de la morale positive, sans fondement métaphysique ou révélé (11e éd.).