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origenes de la littérature française.

apparaît de bonne heure, entre les murs de sa bonne ville, le bourgeois, laborieux et économe, gobeur et gausseur. Le vilain n’écrit guère, et l’on n’écrit guère pour lui : deux voix en somme font à travers les siècles le grand concert de la littérature française, celle de la bourgeoisie et celle de l’aristocratie, se répondant, se mêlant, se recouvrant en mille façons, toujours distinctes et reconnaissables à leur timbre singulier, qui ne s’efface même pas dans l’uniformité ecclésiastique.

Comme d’un étage à l’autre de la société se perçoivent certaines différences d’esprit, il en éclate d’autres, et les mêmes dans tous les étages, quand on passe d’une région à l’autre. De long en large comme de haut en bas, la variété apparaît. Cet esprit français dont j’ai essayé de marquer les principaux traits, est né comme la patrie, comme la langue, entre Loire et Meuse, dans ce que Michelet appelle les « plaines décolorées du centre [1] » : presque aucune particularité n’en modifie la définition générale dans cet ancien duché de France, qui en donne comme l’exacte moyenne, dans ce Paris surtout, qui, comme la première des bonnes villes, doit à ses marchands, ses étudiants, et bientôt ses gens de palais, de paraître la propre et naturelle patrie de l’esprit bourgeois. La maligne, fine et conteuse Champagne, l’Orléanais avec le rire âpre de ses « guêpins », et le simple, un peu pesant mais solide Berry se caractérisent davantage. Le long de ces provinces s’échelonnent, apportant une note plus originale, à mesure qu’elles sont plus excentriques, la Picardie ardente et subtile, l’ambitieuse et positive Normandie, hardie du bras et de la langue, le Poitou tenace, précis et délié, pays de gens qui voient et qui veulent, la molle et rieuse Touraine, enfin la terre des orateurs et des poètes, des imaginations fortes ou séductrices, l’ « aimable et vineuse Bourgogne », d’où sont parties, à diverses époques, « les voix les plus retentissantes » de la France.

Chacune de ces régions fournit sa part dans la littérature du moyen âge. La Normandie et la France propre s’appliquent à la rédaction des chansons de geste, comme la Bourgogne, qui vit longtemps à part, et se fait une épopée à elle. En Champagne fleurissent l’idéalisme romanesque et lyrique, et les mémoires personnels. Les bruyantes communes picardes se donnent la joie de la poésie dramatique. Paris fait tout, produit tout, profite de tout ; bientôt tout y afflue. Rutebeuf, Jean de Meung quittent l’un sa Champagne et l’autre son Orléanais, et écrivent à Paris. Puis pendant des siècles, une à une, les provinces qui entreront dans l’unité nationale recevront la langue de France, et mêleront à son

  1. Michelet, Histoire de France, t. II.