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guerres civiles.

ans après, les Essais reparurent à Paris dans une « cinquième édition augmentée d’un troisième livre et de six cents additions aux deux premiers ». Ces additions étaient souvent des citations ; l’auteur faisait profiter, je veux dire engraissait son œuvre de ses lectures. Elles étaient aussi des confidences : à mesure qu’il avançait, il prenait plus de plaisir à parler de lui. Le troisième livre, tout nouveau, montrait le progrès de l’âge de l’auteur : il est plus grave (n’entendez pas plus réservé), plus posé, que les deux premiers, les contes y tiennent moins de place, les idées s’y élancent moins en pointes, s’étalent davantage, semblent plus fermes, plus arrêtées. Pendant quatre ans encore, Montaigne continua son train de vie, inscrivant les acquisitions nouvelles de son esprit, des citations, des gaillardises aussi, aux marges d’un exemplaire des Essais, qui d’abord, avec d’autres notes manuscrites, servit à faire en 1595 l’édition de Mlle  de Gournay, « augmentée d’un tiers plus qu’aux précédentes impressions » : plus tard, ces notes complémentaires ayant disparu, l’exemplaire annoté fut reproduit en 1802 par Naigeon comme un nouveau texte des Essais [1].

Montaigne a bourré plutôt qu’enrichi son livre de tant d’additions, qui parfois obscurcissent ou rompent l’enchaînement des idées. Cependant ce gonflement maladroit a moins nui aux Essais qu’il n’aurait fait à un ouvrage mieux composé. Il faut avoir lu Montaigne pour savoir jusqu’à quel point le manque de composition lui est essentiel : Montesquieu même n’en approche pas. Pourquoi cette division en trois livres ? Pourquoi chaque livre contient-il plusieurs chapitres ? Pourquoi tel chapitre a-t-il une page, tel autre cinquante ? Pourquoi des titres aux chapitres ? Le titre se rapporte souvent à ce qu’il y a de plus insignifiant dans un chapitre : parfois, à rien du tout. Le fameux passage des « pertes triomphantes à l’envi des victoires », des « quatre victoires sœurs, les plus belles que le soleil aye vu de ses yeux », est au chapitre des Cannibales : et les six ou sept pages les plus exquises que Montaigne ait écrites sur les anciens et sur la langue française, s’accrochent, Dieu sait comme, à une citation de Lucrèce, dans un

  1. Précisons, Montaigne s’est proposé de faire une collection d’exemples commentés. Les premiers chapitres sont secs. Peu à peu, sa pensée s’affermit, s approfondit. Peu à peu aussi, il se livre et aime à se peindre. Et il aperçoit à travers lui-même, l’humanité. Il a commencé par croire à la philosophie : il a répété, avec un esprit épicurien, les leçons stoïciennes de Sénéque, sur la douleur et la mort (vers 1572-74). Puis il s’est placé quelque temps au point de vue sceptique, et de ce point de vue, il a fait la critique de la science et de la vie (vers 1576-79). Enfin dans le 3e livre, désabusé de la philosophie doctrinale, Montaigne se fait une philosophie personnelle, la philosophie de l’expérience, de son expérience, bonne pour lui-même, modèle et conseil pour le lecteur d’autonomie morale et d’actvité créatrice dans l’interpretation de la vie et l’élaboration d’un art de vivre (11e éd.).