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montaigne.

doyant et divers instincts n’a pu établir une forme universelle de vie. C’est un chaos de systèmes et de pratiques, où il se manifeste que l’homme ignore ce qu’est son âme, et son corps, et l’univers, et Dieu : l’Apologie de Raimond Sebond, cet immense chapitre de trois cents pages, est le recueil de toutes nos ignorances, erreurs, incohérences et contradictions, et conclut au doute absolu, universel. Logé au centre du livre, il en dégage l’esprit, il en concentre pour ainsi dire toute l’essence. C’est l’impression du moins qu’on en doit d’abord ressentir.

Mais, à la réflexion, on se demande si Montaigne est vraiment un sceptique : si son scepticisme est universel. Je remarque que toutes ces choses dont il doute et nous fait douter, sont justement celles pour lesquelles les hommes se cassent la tête, au propre comme au figuré. Je remarque que ce sont celles qui dépassent l’expérience et le raisonnement, sur lesquelles nombre de gens, qui n’étaient pas sceptiques, ont déclaré impossible à l’esprit humain d’acquérir aucune certitude, et que divers dogmatismes très positifs ont dénommé l’inconnaissable. Et dès lors le scepticisme de Montaigne sur les objets métaphysiques est un scepticisme transcendental, très limité par conséquent et circonscrit. Je remarque encore que le doute de Montaigne atteint avec la métaphysique d’autres choses, mais qui sont précisément comme un écoulement de la métaphysique dans la réalité : et je crois bien que son scepticisme transcendental a surtout pour but de couper dans la racine les affirmations métaphysiques dont notre vie sociale reçoit sa forme, et pour lesquelles nous nous coupons la gorge. Et je remarque enfin qu’au delà de la métaphysique et de ses émanations de l’ordre pratique, Montaigne travaille à nous faire douter des formes multiples où nous réalisons nos instincts, à nous persuader que ces formes, toutes relatives à nous, ne sont pas ces instincts, ni ne leur sont essentielles ; que donc nous ne devons pas nous opposer, nous diviser par là, ni refuser de voir nos semblables dans des hommes qui ne prient pas, ne parlent pas, ne s’habillent pas comme nous : est-ce raison d’assommer des sauvages parce qu’ils ne portent pas de hauts-de-chausses ?

Qu’est-ce à dire, sinon que Montaigne donne le scepticisme pour remède au fanatisme ? pas moins, pas plus. Il veut mettre dans le monde tout juste assez de doute pour que le monde vive en paix, pour que Montaigne ne soit tracassé, tourmenté ni par ses passions, ni par les passions de ses voisins : prêcher la tolérance, c’est fort bien ; insinuer le Que sais-je ? est plus sûr. Qui supprime la cause, supprime l’effet. Son scepticisme, c’est le secret de vivre à l’aise au milieu des guerres civiles, et le secret d’éteindre les guerres civiles, qui empêchent de vivre à l’aise. Il n’est, pour