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transition vers la littérature classique.

En revanche nous assistons à l’avortement d’un genre qui fut considérable dans l’antiquité : c’est l’histoire. L’esprit qui tendait à prévaloir abolissait le sens historique par l’attention exclusive qu’il donnait à la commune et immuable essence de l’humanité. Si l’homme est le même dans tous les temps, l’histoire est chose bien mince, et la vérité historique n’est plus perçue. Puis le divorce de l’érudition et de la littérature est opéré, et l’on trouve de la science sans art comme chez Fauchet ou La Popelinière, ou de l’art sans science, comme chez Du Haillan ou Dupleix [1]. Et dans tout sujet les modernes sont en présence d’une masse de documents, qui rejette les esprits littéraires vers les genres où l’invention est plus libre, vers l’observation morale ou vers l’analyse dramatique. Enfin les Mémoires sont les œuvres historiques qui satisfont le mieux des esprits curieux avant tout de la vie et de l’homme. Deux œuvres mettent alors en lumière l’avortement du genre historique : d’abord l’admirable corps d’Histoires du président de Thou [2], si exact, si informé, si impartial, et qui, écrivant en latin avec les mots et la couleur de Tite-Live, n’arrive qu’à faire un pastiche ; en second lieu la célèbre Histoire Romaine de M. Coeffeteau, regardée comme un modèle de la prose française, et qui n’est qu’une traduction paraphrasée de Florus, sans érudition ni critique.

L’histoire, au xviie et au xviiie siècle, ne s’insinuera dans notre littérature que sous la forme d’un autre genre et comme incidemment. Elle sera utilisée par la théologie, par la controverse, par la philosophie, pour leurs fins propres et spéciales. Elle ne vivra pas par elle-même. Déjà Bèze, par son Histoire ecclésiastique des Églises Réformées (1580), avait bien marqué le biais dont on la prendrait chez nous, quand on voudrait s’élever au-dessus des Mémoires personnels et des Dissertations érudites. Il est curieux que ce genre tout impersonnel de l’histoire ne devait arriver à se constituer dans notre littérature que pendant le plein triomphe de la littérature personnelle : histoire et lyrisme se tiennent plus qu’on ne croit. En tout cas, l’élimination de l’histoire et l’extinction du lyrisme, au début du xviie siècle, sont deux phénomènes qui annoncent la prochaine floraison de l’esprit classique.

  1. Les Antiquités de Fauchet paraissent de 1579 à 1601. La Popelinière donne en 1581 son Histoire de France depuis l’an 1550. Du Haillan fait imprimer en 1576 son Histoire de France (depuis les origines). Dupleix (qui meurt en 1661), donne sa première édition en 1621 ; la science qu’il mêle à sa rhétorique vient d’André Duchesne. — À consulter : A. Thierry, Lettres sur l’Histoire de France et Dix Ans d’études historiques.
  2. Jacques-Auguste de Thou (1553-1617) commença vers 1581 à écrire l’Histoire de son temps, qui parut de 1604 à 1617. — Éditions : 1620, 4 vol., in-fol. ; 1733, Londres, 7 vol. in-fol.