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transition vers la littérature classique.

en or, que la spontanéité de la formation populaire avait faits féminins depuis des siècles. Un des effets bizarres de cette réforme, et qui en montre l’inepte lourdeur, c’est la tentative de transformation de certains adverbes en ment. Il y avait bientôt deux siècles que les adjectifs dérivés de la classe où la forme en latin est unique pour les deux genres masculin et féminin, s’assimilaient peu à peu aux autres, et que grand, fort, etc., s’enrichissaient de terminaisons féminines par l’adjonction d’un e muet. Cette opération était à peu près achevée : mais alors les adverbes dérivés du primitif féminin de ces adjectifs choquèrent comme anormaux. Si l’on disait bonnement, pourquoi dire innocemment, savamment, loyalement ? On crut plus correct de dire innocentement, savantement, loyalement, quoiqu’en réalité on achevât ainsi de s’éloigner du latin. Mais la régularité, c’est-à-dire l’uniformité, le voulait. Aussi fut-ce pendant tout le siècle, et chez les mêmes écrivains, la plus étrange confusion de formes anciennes et nouvelles, comme il apparaît bien par l’usage actuel, où très capricieusement sont parvenues tantôt les unes et tantôt les autres. Nous disons innocemment, et nous disons loyalement.

Ce soudain grossissement et cette régularisation téméraire eurent pour premier effet de rendre la langue plus trouble. Ce n’était plus seulement de ville à ville, c’était de livre à livre que les mots et les formes changeaient. Et dans la construction des phrases, l’allure si nette, si dégagée de la vieille langue se ralentit, s’embarrasse, s’alourdit, les phrases s’enchevêtrent, se nouent ou filent. Par l’inversion notamment, une réaction de l’ordre analytique vers l’ordre synthétique se fait contre le vrai génie et le certain avenir de la langue. Il y a à cet égard un recul visible de Marot et de Commynes à Rabelais, à Calvin, à Montaigne surtout dont j’ai dit déjà combien la phrase est étrangement inorganique. Cependant après un temps d’hésitation et comme de reflux, les nécessités pratiques et vitales font reprendre à la langue son cours naturel : la phrase se dégage et si, j’ose dire, se retrouve. Pour écarter les inégalités imputables à l’individualité, regardons les deux traductions que Calvin donne de son Institution en 1541 et en 1560, et voyons comment en moins de vingt ans, par le seul usage, la langue s’est filtrée et clarifiée. En 1541, Calvin écrit :

« Voilà pourquoi tous les États d’un commun accord conspirent en la condamnation de nous et de notre doctrine. De cette affection ravis et transportés ceux qui sont constitués pour en juger, prononcent pour sentence la conception qu’ils ont apportée de leur maison. »

En 1560 : « Voilà pourquoi tous les États d’un commun accord conspirent à condamner tant nous que notre doctrine. Ceux qui