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attardés et égarés.

de nous arrêter à l’homme qui incarne à bon droit le goût précieux, à celui qui a qualité pour représenter ce monde et cet art, à Voiture [1].

Ce fils d’un marchand de vins d’Amiens inaugure la puissance sociale de l’esprit ; sans naissance et ne s’en cachant pas, il se fait recevoir à l’Hôtel de Rambouillet, et y traite d’égal à égal avec tous. Il ne reçoit de pension que du roi, de Monsieur, à qui il appartient : cela le tire de pair parmi les écrivains faméliques et parasites. Il a soin aussi de n’être pas écrivain, afin d’être tout à fait honnête homme. Il ne veut pas être autre chose qu’un homme d’esprit qui écrit quelquefois, et c’est son neveu Pinchêne qui fera de lui un homme de lettres après sa mort, en l’imprimant. Voiture que le service de Monsieur mena en Espagne, en Italie, écrivait des lettres aux amis qu’il avait laissés à Paris : il en écrivait de Paris aux amis qui s’en allaient aux armées ou en mission diplomatique. Il vivait dans l’intimité de la marquise de Rambouillet, et il savait toujours faire jaillir quelques rimes ou quelques pointes, de toutes les circonstances qui intéressaient le petit cercle. Voilà ce qu’on appelle pompeusement les œuvres de Vincent Voiture.

Ce petit homme, frileux et gourmand, bretteur et joueur, vaniteux, passionnément galant, mais plus épris des douceurs qu’il disait que des femmes à qui il les disait, au reste brave, fier, sincère, reconnaissant, cet homme aurait pu faire plus qu’il n’a fait : il avait l’esprit sérieux et capable de grandes pensées ; il a su juger Richelieu comme on le juge à deux cents ans de distance. Mais comme il ne pouvait se maintenir dans ce monde où sa naissance ne l’appelait pas, qu’en plaisant, il a voulu seulement plaire et toujours plaire. Il a dépensé plus d’esprit à dire des riens, qu’un autre à exprimer des pensées solides. Comme il écrit pour des gens très raffinés, et pour cette coterie seule, il met de la finesse partout, il la fabrique avec un tortillage d’images, de plaisanteries, d’allusions, dont ils ont seuls la clef, et ainsi il est pour nous obscur et fatigant. Il y a même un peu de lourdeur dans ses grâces, lorsqu’il développe ses métaphores ou ses allégories : la lettre où il se suppose mort, celle des lions du Maroc, ou celle de la carpe au brochet sont des plaisanteries dignes de

  1. Vincent Voiture (1598-1648) eut pour protecteurs principaux et pour amis le comte d’Avaux et le cardinal de la Valette. Il fut introducteur des ambassadeurs du duc d’Orléans, gentilhomme ordinaire et maître d’hôtel de la duchesse, puis maître d’hôtel du roi, et premier commis du comte d’A vaux, lorsque celui-ci fut surintendant des finances. — Édition : Œuvres complètes, éd. Ubicini, Paris, 1855, 2 vol. in-18. — À consulter : Lettres du comte d’Avaux à Voiture, publ. par Am. Roux, Paris, 1858, in-8.