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les chansons de geste.

Charlemagne, comme il était naturel, par son long règne, ses grandes guerres, son vaste génie, et la restauration prodigieuse de la puissance impériale, devint le héros favori et comme le centre de l’épopée. Outre qu’il donna lieu à une abondante création de poésie, il attira à lui nombre de légendes préexistantes : presque toute la matière épique cristallisa autour de lui. D’abord il absorba tous les Charles, Charles Martel et Charles le Chauve, tandis que les Pépins et les Louis se fondaient en deux personnages, l’un père et l’autre fils de l’empereur Charles : cette triade légendaire représenta toute la dynastie carolingienne. Les Mérovingiens furent absorbés aussi : leurs noms s’effacèrent, leurs personnalités furent dissoutes, et leurs actions allèrent s’attacher aux noms carolingiens. Sur quelques points l’absorption fut incomplète, et le rattachement mal fait : comme dans Floovent survit un descendant de Clovis, ainsi parfois apparaissent Charles Martel et Charles le Chauve, non déguisés ou mal déguisés en Charlemagne.

Mais tout ne gravitait pas encore autour des rois. Les provinces avaient leur vie distincte et intense : comme elles eurent leurs chefs et leur histoire, leurs souvenirs glorieux ou douloureux, elles eurent leur épopée. On chanta les quatre fils Aymon en Ardenne, Raoul de Cambrai en Vermandois. La Lorraine eut Garin et Bégue ; la Bourgogne eut Girart de Roussillon, et sans doute Roland fut d’abord le héros local des marches de Bretagne avant d’entrer comme neveu de Charlemagne dans la tradition nationale.

Il y eut ainsi cinq siècles environ pendant lesquels notre race, quoi qu’on ait dit, eut bien « la tête épique ». Cette spontanéité créatrice tendait incessamment à s’exercer : la légende suivait de près les événements. On n’oubliait pas l’histoire, on la voyait, en quelque sorte, tout ordonnée en légende. Charlemagne n’était pas mort, que l’un de ses vieux soldats faisait déjà en toute naïveté au moine de Saint-Gall le tableau merveilleux des exploits et de la sagesse du grand empereur : la poésie était alors la forme des intelligences.

Mais une question se pose sur laquelle ont bataillé les érudits : puisque évidemment ce n’est pas de la tradition latine qu’est sortie l’épopée française, d’où vient-elle ? Des Celtes, ou des Francs, qui sont avec Rome les facteurs de notre nation ? Un savant italien, M. P. Rajna, a mis hors de doute les origines germaniques de l’épopée française. Comme tous les Germains, les Francs avaient une poésie narrative, tantôt mythique, et tantôt historique, célébrant les dieux ou les anciens rois de la race : le Siegfrid des Nibelungen n’est autre que Sigofred, héros national des Francs, qui primitivement fut peut-être un dieu. Ils avaient leurs scôpas qui s’accompagnaient de la harpe, et leurs guerriers aussi parfois