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la première génération des grands classiques.

non pas celle d’Aristote, trop difficile à entendre, et qui, interprétée, commentée, déformée par une demi-douzaine d’Italiens et par Scarliger, ne mettra par accident qu’une empreinte légère sur la tragédie du xvie siècle ; elle n’aura de véritable action en France qu’au xviie siècle, vulgarisée par le petit traité de Heinsius. Mais la tradition du moyen âge, issue des grammairiens latins, se prolonge à travers le xvie siècle. Donat et Diomède continuent de faire autorité, à côté d’Horace. Des modèles et des préceptes, on apprend qu’il faut dans une tragédie des monologues, des chœurs, des songes, des ombres, des dieux, des sentences, de vastes couplets, de brèves ripostes, un événement unique, historique, illustre, pathétique, un dénounement malheureux, un style élevé, des vers, un temps qui ne dépasse pas un jour : tout cela pêle-mèle, sans subordination ni sens intérieur. Les théoriciens, comme Scaliger, [1] insisteront d’après Aristote sur la nécessité d’une rigoureuse unité de l’action : mais le précepte est lettre morte pour nos poètes. Car ils ne savent ce que c’est que l’action dramatique. Elle n’est ni une ni multiple chez eux, elle n’est pas. Quand Garnier amalgame deux ou trois sujets de tragédies antiques, il ne corse pas l’action : elle reste aussi vide, aussi nulle ; le poète ne multiplie en réalité que les thèmes oratoires ou lyriques.

De fait, leur pratique correspond à leur talent : ils traitent chaque sujet comme une succession de thèmes poétiques. Chaque situation, chaque état moral n’est pour eux qu’un motif, selon la nature duquel ils modifient leur rhétorique, écrivant ici un discours, là une ode, ailleurs une élégie, ou une méditation, ou une suite de sentences. Ils suivent la pente de leur siècle qui s’applique avec passion à retrouver ou à créer les idées générales. Naturellement, selon les lois de l’éloquence et du lyrisme, leurs développements des situations particulières et des sentiments individuels tendent à l’universel, au lieu commun : d’autant mieux que, n’ayant pas une idée claire de la nature propre du drame, ils sont amenés fort logiquement à le prendre comme une allégorie morale, destinée à l’instruction : pourquoi raconterait-on ces choses extraordinaires, si ce n’est pour l’exemple ?

Cependant telle est la force des modèles antiques, qu’on voit s’ébaucher une sorte de drame, pathétique, lyrique, sans intrigue, qui n’a rien de commun avec le mécanisme psychologique de la tragédie du xviie siècle. Avec plus d’intelligence et de talent, ces poètes auraient créé un théâtre qui eut été la mise en action de la souffrance humaine, l’image pitoyable des cas douloureux de l’his-

  1. Julii Cæsaris Scaligeri Poetices libri septem, in-4, 1561. — À consulter : Lintilhae, J.-C. Scaliger, fondateur du classicisme (Nouvelle Revue, 15 mai et 1er juin 1890).