Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/447

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
425
la tragédie de jodelle à corneille.

était devenu tout son drame. Il avait retranché l’action extérieure, purement sensible, le mouvement et comme la trépidation d’une figuration multiple. Il n’avait laisse autour des deux amants que les personnages nécessaires à l’explication de leur fortune : s’il a gardé l’infante, c’est par une erreur imputable aux préjugés mondains de son temps. Il avait défini les caractères de l’action tragique : elle doit être morale et intérieure en son principe ; l’intéressant, ce n’est pas l’événement, c’est le sentiment, et les faits extérieurs, même nécessaires à l’action, ne valent que comme donnant une expression aux faits moraux, ou ayant sur eux un contre-coup. Aussi ne les montrera-t-on pas, l’unité du lieu faisant son office : la mort du comte, la bataille, le duel de Rodrigue et de don Sanche resteront dans la coulisse, parce qu’ils ne servent qu’à traduire ou modifier les éléments psychologiques du sujet. Il suffit donc de les donner par hypothèse sans les donner en spectacle, c’est-à-dire de les annoncer par récit. En revanche, il suppléera aux insuffisantes analyses du drame espagnol : il ajoutera la seconde entrevue de Rodrigue et de Chimène, qui rend sensible le progrès de l’action morale, en enregistrant les plus légers changements de sentiment et même d’accent des deux amants.

Ce n’est pas tout : le Cid pose cette loi, que le héros tragique fait sa destinée par les déterminations de sa volonté : il ne reçoit pas l’impulsion du dehors ; le hasard et l’accident sont exclus (en principe) de l’intrigue tragique. Sans doute la mort du comte est un événement fortuit qui met obstacle au bonheur de Rodrigue et de Chimène, mais qui ne voit que le fait matériel de cette mort n’est rien, et que les sentiments déterminés chez les deux amants par cette mort sont tout l’obstacle ? Ainsi ils font eux-mêmes leur fortune : le principe de l’action tragique est dans la définition première de leurs caractères. Et le développement de cette action, la suspension pathétique du dénouement vient de ce que chacun des deux amants trouve en lui-même un sentiment qui l’oblige à défaire ou retarder son bonheur, et de ce que chacun d’eux trouve aussi dans l’autre un sentiment qui s’oppose à sa volonté : chez tous les deux, la piété filiale combat l’amour ; et le devoir parle à Rodrigue quand Chimène n’a encore qu’à suivre son amour, à Chimène quand Rodrigue peut de nouveau écouter son amour. Cette discordance intime ou réciproque est toute l’action. Ainsi se dégage la formule de la tragédie : ce sera une étude d’âmes, mais une démonstration, non pas une description, où les âmes seront en action, en conflit. La lutte des passions et des volontés, dans une âme agitée, ou dans plusieurs âmes opposées, voilà ce que le Cid pose comme l’essence de la tragédie.

Il pose encore cette loi que le héros n’est pas un Espagnol, un