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les chansons de geste.

gage : elle retourna à l’ignorance, au peuple ; elle se refit peuple, avec toute la rudesse, mais avec toute la spontanéité du génie populaire. Il y eut assez d’unité morale, d’homogénéité sociale, pour que l’épopée, cette expression synthétique des époques primitives, se développât puissamment.

M. Rajna a constaté que son terrain de culture a sensiblement les mêmes limites que l’occupation franque. Mais elle n’est pas franque pour cela : elle est française, œuvre de cette race complexe qui se constitue du mélange des Gallo-Romains et des Francs ; produit des forêts germaniques, mais acclimaté sur le sol de Gaules, et germant spontanément dans toutes les âmes, sans distinction de race, non échappées encore ou retournées, peu importe, à la barbarie féconde.

Ce furent même les Gallo-Romains qui donnèrent à l’épopée sa forme : la langue, cela va sans dire, mais aussi le mètre. Ce vers de dix syllabes [1], assonancé [2], distribué en laisses ou couplets monorimes d’inégale étendue, que l’on retrouve dans toutes les anciennes chansons de geste, est d’origine très probablement latine comme tout notre système de versification.

Comment se fit l’élaboration de la matière épique, et sa mise en œuvre ? Nouvelle question, et nouveaux combats. Parfois l’épopée fut contemporaine ou à peu près des faits qu’elle rappelait. Souvent aussi la tradition orale conserva les légendes non versifiées, jusqu’à ce qu’un poète s’en emparât. Mais ce poète, plus ou moins éloigné des événements, qui le premier les chanta, quelle forme leur donna-t-il ? On a supposé — et non pour la France seulement — que des cantilènes lyrico-épiques plus brèves et de rythme plus rapide avaient précédé les vastes narrations épiques, et par une application du système de Wolff qui longtemps a été en faveur pour les poèmes homériques, on a soutenu que les chansons de geste n’étaient que des cantilènes cousues ensemble. Il faut décidément abandonner cette hypothèse, que les faits ne confirment

  1. On a beaucoup discuté sur l’origine de ce vers, et en général sur celle de notre versification toute fondée sur le nombre des syllabes et de la rime. Il est à peu près certain que ceux qui la rattachent à la poésie latine rythmique ont raison. Les défenseurs de l’origine celtique, comme M M. Bartsch et Rajna, ne donnent guère de bonnes raisons positives, et M. Rajna ne fait guère que montrer les difficultés du système adverse. Il arriva sans doute ici la même chose que pour la langue : le vers français, c’est le vers latin transformé, mais transformé par des Celtes
  2. L’assonance consiste dans la répétition de la dernière voyelle accentuée, tandis que la consonance (notre rime moderne) porte sur la voyelle accentuée et sur les consonnes et voyelles qui la suivent. – Je ne parle pas du vers octosyllabique qui se rencontre dans la seule chanson de Gormont, et dans le poème d’Alberic sur Alexandre : l’emploi de ce vers est très exceptionnel dans l’épopée française ; c’est le mètre ordinaire des romans bretons.