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corneille.

approuve. Comment donc soutenir l’action morale ? Par l’action extérieure : en fournissant à la volonté toujours de nouveaux obstacles, toujours de nouveaux efforts ; et nous sommes ainsi ramenés à la structure de l’intrigue indiquée plus haut. Mais surtout, qu’arrivera-t-il, quand la volonté sera présentée dans sa force maxima, dans sa pureté supérieure : dominatrice, sereine, immuable ? Il fallait bien y arriver, du moment qu’on la prenait pour élément essentiel de la psychologie dramatique. Et c’est ainsi que Corneille dut faire Nicomède : toutes les passions du dedans supprimées, toutes les passions du dehors, chez les autres, impuissantes, la volonté, maîtresse de soi-même, supérieure à la fortune, se dresse dans le vide. Plus d’effort à faire ; plus de passion, partant, ni de violence. Plus d’action aussi. Que reste-t-il ? Il n’est pas besoin qu’elle s’arme, pour écraser les petits ennemis qui la menacent : le mépris suffit. D’où la hautaine et calme ironie de Nicomède, qui est le pur héros cornélien. Le poète était assez fier d’avoir fondé dans cette pièce une nouvelle sorte de tragédie, sans terreur ni pitié, avec l’admiration pour unique ressort : il ne s’apercevait pas qu’il la fondait dans le vide. En effet, plus la volonté est pure, moins la tragédie sera dramatique : ce qui est dramatique, ce sont les défaites ou les demi-succès, ou les lentes et coûteuses victoires de la volonté, ce sont les incessants combats ; mais la domination absolue et incontestée de la volonté n’est pas dramatique. Nicomède est un coup de génie que Corneille n’a pas pu répéter [1] : sur cette donnée de la volonté toute-puissante, il n’y a qu’une tragédie à faire, une seule, qui sera un chef-d’œuvre, et qu’on ne jouera guère. Les autres pièces de Corneille sont dramatiques, précisément dans la mesure où la volonté s’éloigne de sa perfection, et en vertu des éléments qui l’en éloignent. Ce qui se mêle de passion, auxiliaire ou adversaire, à la volonté des héros, l’ait la beauté dramatique du Cid, de Polyeucte, de Cinna.


3. DES PERSONNAGES SECONDAIRES.


Autour de ses héros, représentants de cette force infinie qui est en nous et dont la plupart de nous font si peu d’usage, Corneille place des âmes moyennes, telles que la vie en présente à chaque instant ; ces caractères de second plan sont souvent d’une observation curieuse, d’une vérité originale et fine. On n’a jamais assez remarqué ce qu’il y a mis de réalité familière. Il ne les saisit guère

  1. Nicomède suit Don Sanche, qui lui est identique ; mais le sujet, dans Don Sanche, était enveloppé de romanesque espagnol.