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la première génération des grands classiques.

centre de la grande énigme à laquelle s’attaque la science depuis un demi-siècle : ce que nous appelons aujourd’hui nature dans tous les êtres, formes et propriétés ou instincts, n’est-ce pas une collection d’acquisitions successives, fixées par l’habitude, transmises par l’hérédité ? Le mot de Pascal contient, deux siècles avant Darwin, l’essence de la doctrine évolutionniste.

Mais il n’y a rien peut-être de plus étonnant dans les Pensées que le fameux morceau des Deux Infinis, qui me paraît répondre à la première partie de son plan. Tout à l’heure, dans la seconde partie, Pascal, par un scepticisme provisoire, ou mieux par un criticisme rigoureux, fera voir à l’homme que dans toutes les formes de son activité, il a fait mauvais usage de sa raison, et que, dans toutes ses institutions, croyances, opinions, qu’il s’est imaginé bâtir sur un fondement de vérité à l’aide de sa raison, il a été la folle dupe de son préjugé, de son habitude et de ses sens. Ici, au contraire, son scepticisme transcendant s’attache à mettre en lumière l’impuissance absolue de la raison : suspendu entre les deux abimes de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, l’homme ne peut rien connaître, faute de pouvoir connaître tout, parce que tout s’entretient. Que lui reste-t-il donc, « sinon d’apercevoir quelque apparence du milieu des choses » ? Et voilà tout ce que sa raison en effet peut se flatter de saisir.

Si nous dépouillons le morceau de sa grandiose poésie, et que nous en cherchions le sens précis, nous remarquerons avec étonnement que Pascal, au temps même où la science faisait ses premiers pas, lorsque le premier emploi des méthodes et des instruments remplissait d’orgueil et d’espérance, mesure avec sûreté le domaine de la science et la puissance de la science. Il parle comme parlera deux siècles et demi plus tard Renan, après tant de merveilleuses découvertes qui auront fait comprendre à la fois et le progrès infini, et les étroites limites de la connaissance : il est en effet curieux de voir que Renan a refait la méditation des Deux Infinis en des termes qui rappellent étrangement Pascal [1]. Nous sommes emprisonnés dans notre univers, et de cet univers même nous ne pouvons saisir toute l’infinité : « quelque apparence du milieu des choses », voilà le connaissable, voilà la science ; mais les substances, les causes, les principes nous échappent, pendant que se déroulent sous nos yeux des séries de phénomènes qui jamais ne commencent et jamais ne finissent. La connaissance scientifique est essentiellement incomplète et relative ; c’est ce qu’aperçoit nettement Pascal, au début d’un âge scientifique, et cela désespère ce grand esprit, avide d’une certitude absolue et infinie.

  1. Examen de conscience philosophique. Rev. des Deux-Mondes, 15 août 1889.