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les chansons de geste.

autour du mince noyau historique, autour de ce combat d’arrière-garde où périrent trois hommes de marque seulement, Roland, Anselme et Eggihard, le 15 août 778. Nous sommes loin de l’histoire, avec ces Sarrasins qui ont pris la place des Basques montagnards, et ces Sarrasins païens, idolâtres, du reste vaillants et accomplis « barons », s’ils étaient chrétiens : avec ce Charlemagne à la barbe blanche, âgé de deux cents ans, majestueux symbole de la royauté chrétienne : avec ces douze pairs qui combattent et périssent aux côtés de Roland : avec ce traître Ganelon, dont la trahison, plus inutile encore qu’inexpliquée, n’est sans doute qu’une naïve satisfaction que se donne le sentiment national, incapable de concevoir le désastre sans un traître au moins qui soit présent : avec ce Turpin, authentique archevêque de Reims, transporté dans ces récits de guerre par on ne sait quelle influence cléricale et transfiguré en un type légendaire du prélat guerrier [1].

Mais si nous regardons la France du xie siècle, tout est vrai, les armes, les costumes, les mœurs, les sentiments. Ces hommes sont barbares, violents, brutaux, sans délicatesse, de pauvres et étroits cerveaux peu garnis d’idées : où est la souplesse merveilleuse, la richesse épanouie de l’âme grecque, même aux rudes temps des guerres homériques ?

Pourtant, dans sa grossièreté, notre France féodale et chrétienne a un principe de grandeur morale que la Grèce artiste et mythologue n’a pas connu. Une haute idée de l’honneur commande le sacrifice désintéressé de la vie, pour le service de l’Empereur, pour le service de Dieu : deux sentiments qui compriment l’égoïsme, la foi au suzerain féodal, la foi au maître du ciel, sont les ressorts des actions. À l’accent dont Turpin exhorte, bénit et absout les soldats martyrs qui meurent avec Roland, on sent que les temps sont proches où l’Occident lancera ses barons contre les infidèles gardiens des lieux saints. Nul esprit d’aventures, nulle folie de l’honneur, nul calcul de l’intérêt ne dégradent encore la brute grandeur des âmes : nulle galanterie non plus, ni fadeur ou grossièreté d’amour. La femme est absente de l’œuvre, sauf en un coin, une fiancée à peine entrevue, qui pleure et qui meurt. Enfin

    307 et suiv. ; G. Paris, Sur la date et la patrie de la Chanson de Roland, Romania, XI, 400-9 (cf. ibid., XI, 465-518) ; La Chanson de Roland et la Nationalité française. Poésie fr. au Moyen âge, p 86-118 ; Brunetière, Études critiques sur l’Hist. de la litt. fr, 1re série ; Boucherie, Revue des langues romanes, 1880. 3e série, 111, p. 1-37, et IV, p. 909-247. Cf. les bibliographies de Gautier et de Nyrop.

  1. M. Bédier essaiera de démontrer dans son troisième volume que la légende de Roland s’est développée sur la route de Blaye et Bordeaux à Roncevaux et Saint-Jacques de Compostelle (11 éd.).