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les grands artistes classiques.

et disposition, c’est le même genre en miniature. Mais la Princesse de Clèves (1678) marque un progrès : c’est une transposition du tragique cornélien dans le roman. La précision de l’analyse, l’énergie fière des âmes, la conception de l’amour vertueux et l’écrasement de l’amour sous l’honneur, tout rapproche la Princesse de Cleves de l’œuvre de Corneille. Même le sujet, c’est Polyeucte moins la religion : une honnête femme qui aime un autre que son mari, et qui va chercher auprès de son mari un appui contre l’amour. Rien au contraire, ni dans le thème, ni dans la subtile précision des analyses, ne rappelle Racine. Mme de la Fayette peint des esprits qui s’embrassent, se pénètrent et comme se fondent intimement : ce n’est pas là encore la passion sans épithète et sans restriction. Par le goût, ce roman exquis, malgré sa date, est antérieur au réalisme artistique dont sortent au même temps presque tous les chefs-d’œuvre. Mais il marque un renversement d’influences, et le moment où la tragédie qui, jusque vers le milieu du siècle, fut sous l’action du roman, la repousse définitivement et lui renvoie au contraire la sienne.

Il sera vrai, à bien des égards, de dire que le mouvement réaliste d’après 1660 sera une réaction du bon sens bourgeois contre la littérature aristocratique, spirituelle et fantaisiste. On en voit la preuve dans le roman, où Furetière [1] reprend la voie non de Scarron — qui, avec son imagination exubérante et tout espagnole, est le bouffon du grand monde — mais de Sorel, un ennemi, celui-là, des emphatiques, des galants et des précieux. Furetière est un ami de Boileau et de Racine, un des compagnons de leur jeunesse, leur camarade de cabaret, le complice de leurs plaisanteries à l’adresse de Chapelain. Mais ce n’est pas un artiste : son Roman bourgeois est une collection assez incohérente de portraits et de satires. Il y dessine divers types de la vie ordinaire et des classes moyennes : un procureur et sa femme, un avocat, un plaideur, une coquette de la bourgeoisie, un homme de lettres. Les noms sont réels, non romanesques : Javotte, Vollichon, Jean Bedout. Certaines scènes sont d’une franchise remarquable, de vrais morceaux de réalité, sincèrement transcrite, sans outrance et sans esprit. A côté de cela, des plaisanteries de littérateur, des satires qui seraient aujourd’hui des chroniques du Figaro ou de la Vie Parisienne, une raillerie spirituelle et vigoureuse des romans et de l’esprit romanesque, des marquis et des ruelles. Ce Roman bourgeois

  1. Antoine Furetière (1620-1688), avocat, fut chassé de l’Académie en 1685, pour avoir fait son Dictionnaire avant que la compagnie eût achevé le sien. — Éditions : le Roman bourgeois, Barbin, 1666, in-8 ; éd. Fournier, 1854, in-16 ; éd. Colombey, 1880, in-8 ; Recueil des factums, éd. Asselineau, Paris, 1859, 2 vol. in-12.