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molière.

avec un goût curieux de réalité certains lieux connus de Paris, la galerie du Palais avec ses marchands, ses boutiques, son va-et vient d’acheteurs et d’oisifs. C’est une comédie où on n’oublie pas l’heure du dîner, où un amant éconduit, sans se tuer ni perdre l’esprit, s’en va faire un tour de six mois en Italie. Cadre et fond, caractères et milieux, tout est d’une vérité fine dans ces œuvres sans précédent et sans postérité. Corneille fut seul à exploiter cette veine ; encore l’abandonna-t-il bientôt lui-même, pour se tourner vers l’imitation des Espagnols.

Car, en ce temps-là, les anciens fournissent assez peu ; les Italiens, davantage [1] : mais le grand fonds où l’on puise, et où puisaient du reste eux-mêmes les Italiens du xviie siècle, c’est le répertoire espagnol. Rotrou, d’Ouville, Boisrobert, Scarron, les deux Corneille [2] s’attachent à Lope, Tirso, Rojas, Alarcon, Moreto, Calderon, adaptant, coupant, ajoutant, transformant au gré de leur fantaisie, et parfois à la mesure de quelque acteur. Le Menteur de Corneille (1644) est la plus charmante, la plus originale, et la plus française de ces adaptations. On en a parfois bien surfait l’influence. Elle tire sa valeur surtout de son style qui est d’une qualité rare, et du tact avec lequel Corneille a déterminé quelques-unes des conditions du genre : il fixe la comédie dans son juste ton, entre le bouffon et le tragique ; il marque le mouvement du dialogue, vif, naturel et agissant ; et, bien qu’il n’ait pas précisément dessiné de caractères, il place dans la forme morale du personnage principal la source des effets d’où jaillit le rire.

Mais ce dernier mérite se rencontrera mieux dans certaines œuvres moins délicates de goût et de style, qui, avant et après le Menteur, dirigeaient plus nettement la comédie vers son véritable objet. Les Visionnaires de Desmarets de Saint-Sorlin (1637) [3] sont la première étude de caractères généraux qu’on ait faite d’après nature, avec intention formelle de placer le plaisir du spectacle dans la fidélité de la copie : et ces caractères sont des types

  1. Des anciens viennent les Sosies et les Mênechmes de Rotrou (1632 et 1636). Des Italiens, la Sœur de Rotrou (la Sorella de J. B. della Porta), l’Amant indiscret de Quinault, l’Étourdi et le Dépit de Molière, etc. — Les types de parasites et de matamores, si souvent introduits dans les comédies d’alors (Corneille, l’Illusion comique, 1636 ; Tristan, le Parasite, 1654), viennent de la comédie italienne et latine.
  2. Rotrou, la Bague de l’oubli, Diane ; d’Ouville, l’Esprit follet ; Boisrobert, l’Inconnue, la Belle invisible ; Scarron, Jodelet ou le Maître valet ; Don Japhet d’Arménie, L’Ecolier de Salamanque ; Th. Corneille, les Engagements du hasard, Don Bertrand de Cigarral, le Geôlier de soi-même ; P. Corneille, le Menteur et la Suite du Menteur.
  3. Jean Desmarets de Saint-Sorlin (1595-1676), l’auteur de Clovis, l’adversaire de Nicole et de Boileau ; Cyrano de Bergerac (1619-1055), l’un des plus extravagants fantaisistes du temps ; Gillet de la Tessonnerie (1620-vers 1660), conseiller à la cour des Monnaies, débuta dans la comédie par une adaptation du roman de Sorel, Francion.