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molière.

Mais, au fond, ce que n’admettent pas La Bruyère, Fénelon et Vauvenargues, c’est que Molière n’emploie pas le langage des honnêtes gens, le langage épuré des précieuses et de l’Académie, qu’on parle dans les salons et qu’on écrit dans les livres. Il faut passer condamnation là-dessus. Molière se moque des Précieuses, et n’épargne même pas l’Académie ni son Vaugelas. Né près du peuple, absent de Paris pendant douze années, il est resté à l’écart du travail que faisait la société polie sur la langue ; et quand il revient, en 1638, il garde son franc et ferme style nourri d’archaïsmes, de locutions italiennes ou espagnoles, de façons de parler et de métaphores populaires ou provinciales, un style substantiel et savoureux, plus chaud que fin, plus coloré que pur, brusque en son allure et assez indépendant des règles savantes ou du bel usage. Ses règles, à lui, sont la justesse et l’énergie, et la convenance dramatique : il observe celle-ci jusqu’à parler, quand il faut, le pur langage des ruelles et de la cour.

Le tempérament de Molière n’explique pas seul qu’il n’ait pas soumis son style au goût du grand monde : il avait d’autres raisons. Le style fin et discret ne passe guère la rampe. Le style intense, chargé, emporté de Molière, est merveilleusement efficace. Les qualités qu’il a négligées, ou sont inutiles, ou sont des défauts à la scène. Son vers et sa prose sont faits pour être dits, et non pour être lus. Les critiques ne s’en sont pas doutés : ils ont jugé ses comédies comme des livres. M. Schérer se plaint de ces phrases qui se répètent, se juxtaposent, toujours reliées par la conjonction et : c’est la nature même, et l’allure générale de la conversation. Nombre de phrases mauvaises, longues, confuses, qu’on trouve chez lui à la lecture, s’organisent spontanément dans la bouche du comédien : ce sont des phrases pour les oreilles, non pour les yeux.

Une seconde question sera vite écartée aussi : celle des plagiats de Molière. Non plus que Racine ou La Fontaine, il ne se soucie d’inventer ses sujets : il les demande à Plaute, à Térence, aux comédies littéraires des Italiens, à leur commedia dell’arte, aux contes italiens et français : il utilise Boccace, Straparole, Sorel, des nouvelles et des comédies de Scarron, des comédies de Larivey, de Desmarets et de bien d’autres. « Je prends mon bien où je le trouve », lui fait-on dire. Ce serait fort bien, s’il n’avait pris parfois mot pour mot des scènes entières : ainsi au Pédant joué de Cyrano de Bergerac, à la Belle plaideuse de Boisrobert. Il y a là certainement un procédé que les mœurs littéraires d’aujourd’hui n’admettent plus. Mais, d’abord, le succès l’a justifié, et, sans lui, on ne saurait guère si Boisrobert ou Cyrano ont écrit des scènes si plaisantes : c’est à lui qu’ils doivent de n’être pas plus oubliés qu’ils ne sont. Puis, tout ce qu’il prend, Molière le choisit, parce