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littérature héroïque et chevaleresque.

tait tout à l’heure d’épargner, qui, tout échauffé de cette atroce exécution, tout joyeux et de grand appétit, n’ose manger de la viande, quand son sénéchal en se signant lui remémore qu’ « il est carême » ; ce Bernier, écuyer de Raoul, fils d’un des quatre fils de Herbert, qui, fidèle à la loi féodale, suit son maître contre son frère et ses oncles, voit sa mère brûlée sous ses yeux dans le monastère où elle s’est retirée, et renonce seulement son hommage quand Raoul, échauffé par le vin, l’a à demi assommé pour avoir trop haut regretté l’incendie de son pays et la mort de sa mère.

Ils ont vécu, mais en dépit de quelques noms attachés à certains lieux, et auxquels s’associent quelques faits décharnés, ne les cherchons pas dans l’histoire : ils ont vécu en cent lieux, sous cent noms ; ce sont des types ; ils symbolisent des aspects de la vie féodale. Et jamais la force de l’honneur et du serment n’a plus fortement apparu qu’en ce Bernier : quand, sa mère morte, blessé lui-même, il a renoncé l’hommage, si, dans le premier moment de colère, il refuse la réparation que Raoul offre une fois revenu à lui, jamais cependant il n’aura le cœur en paix : il combattra Raoul de tout son courage, il le tuera, mais toujours l’idée de son serment violé le tourmentera : toujours il rappellera ses griefs, sa mère « arse », sa tête cassée ; il maintiendra « son droit », mais il sera inquiet. À peine vainqueur, il songera à aller servir au « Temple » à Saint-Jean d’Acre ; et le médiocre continuateur du vieux poème a bien dégagé l’idée mère du sujet, quand il montre Bernier usant sa vie sur les chemins, en pèlerinages lointains, pour expier, jusqu’au jour où le roux Geri, oncle de Raoul, lui casse la tête d’un coup de son lourd étrier sur le lieu même où jadis il a tué son seigneur.

À travers la diffusion banale et molle du style, qui du moins ne tire pas l’œil et se laisse oublier, une réelle puissance poétique transparaît, le poète a l’instinct du développement épique, au meilleur sens du mot : il sait faire rendre à une situation ce qu’elle contenait d’émotion et d’intérêt. Je n’en veux pour preuve que le morceau si souvent cité et avec raison, de la mort de Raoul : cet Ernaut de Douai qui fuit devant Raoul, la main coupée, demandant grâce à son impitoyable ennemi, secours à tous les amis qu’il rencontre, reprenant haleine chaque fois qu’un baron de son parti arrête Raoul, piquant son cheval avec désespoir dès qu’il voit son défenseur abattu, cette poursuite sans cesse interrompue et reprise, acharnée, haletante, puis Bernier enfin s’interposant, le combat de Bernier contre Raoul, et la mort de Raoul, combat et mort décomposés en chacun de leurs moments avec une vigoureuse précision, la tristesse du vainqueur, et la rage féroce d’Ernaut qui, se voyant sauvé, se venge de ses terreurs récentes sur son ennemi