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les grands artistes classiques.

le cadre s’agrandit : Boursault [1] porte le premier sur le théâtre le journalisme, puissance nouvelle et mœurs nouvelles ; il fait défiler les originaux qui assiègent le bureau du Mercure galant : avec assurance, il met le doigt sur la plaie, sur ce coup de fouet donné à la vanité par la publicité affriolante du journal, sur la passion de réclame qui va corrompre jusqu’aux plus obscurs et moindres mérites. Thomas Corneille et de Visé, qui sont des journalistes, se distinguent par la prestesse avec laquelle ils découpent en pièces faciles et médiocres le scandale ou l’événement du jour [2].

Une tentative plus originale qu’intéressante se produit à la fin du siècle pour rendre à la comédie la valeur d’une instruction morale : par malheur il n’y a rien de plus contraire au dramatique, et au plaisir, que ce défilé de Fables dont les situations de la pièce ne sont que le prétexte [3]. Rien n’est plus significatif que de voir, à la fin du xviie et pendant le xviiie, tous ceux qui essaient de renouveler la comédie, s’adresser l’un à La Fontaine, un autre à Boileau, d’autres à La Bruyère : personne à Molière.

La comédie se relève dans les vingt-cinq dernières années du règne de Louis XIV : elle finit brillamment avec Regnard, Dancourt et Lesage. Regnard [4] est un vaudevilliste qui a du style, un Duvert qui aurait le vers de Molière. Son Joueur, son Légataire, ses Ménechmes ne sont que des folies. Il ne vise qu’au rire. Son sujet posé, il en tire tout ce qu’il contient de rire, avec une logique extravagance, sans aucun souci de la réalité ni de la vraisemblance. S’il part d’une idée juste, d’une observation vraie, il se hâte de la fausser, pour forcer le rire. Regardez le Joueur : il est naturel qu’un joueur oublie sa maîtresse, quand la chance le favorise, naturel aussi qu’il se retourne avec attendrissement vers elle, quand il est décavé, en jurant de ne plus jouer. Mais cette idée, qu’en fait Regnard ? il la sent plaisante, et pour l’épuiser, il imprime à sa comédie ce mouvement symétrique de bascule, qui est le plus déplaisant des artifices du vaudeville.

Regnard n’a jamais songé à peindre les mœurs : s’il est le

  1. E. Boursault (1638-1701), serait moins connu s’il n’avait été l’ennemi de Boileau, de Molière et de Racine : circonstance fâcheuse pour son esprit, car son caractère est d’un très honnête homme. — Édition : Théâtre, 3 vol. in-12, Paris, 1694 et 1725.
  2. La Devineresse (1679) qui exploite le scandale du procès de la Voisin.
  3. Dans les Fables d’Esope (1690) et Esope à la cour, de Boursault.
  4. J.-F. Regnard (1655-1709), né à Paris, fils d’un riche bourgeois, voyagea en Italie, en Alger (où il fut esclave), en Hollande, en Pologne, en Suède, en Laponie, en Allemagne ; il écrivit pour la Comédie-Française, pour les Italiens et pour la Foire. Le Joueur, 1696 ; les Folies amoureuses, 1705 ; les Ménechmes. 1705 ; le Légataire, 1708. — Éditions : Ribou, 1731, 5 v. in-12 ; Brière, 6 v. in-8, 1823.— À consulter : P. Toldo, Études sur le théâtre de Regnard (Revue d’Hist. litt., 1904-1905) ; J. Guyot, le Poète Regnard en son château de Grillon, 1907.