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les grands artistes classiques.

qui excellait à extraire de tous objets les parcelles de beauté ou de plaisir qui y étaient enveloppées. Il avait, dans un degré particulier de puissance, les facultés techniques du poète : les mots étaient pour lui des formes vivantes, souples, colorées, et le vers était le développement harmonieux d’une ondulation rythmique.

On voit de quels éléments est formé le génie de La Fontaine, et ce qu’y peuvent revendiquer toutes les influences extérieures et antérieures. De la tradition gauloise, c’est-à-dire purement française, il tient l’esprit, le récit leste et vif, la raillerie subtile et pénétrante, sans parler de l’immoralité qui est un jeu de l’esprit plutôt qu’une fougue des sens. Les Contes, c’est la pure tradition des auteurs champenois et picards, c’est l’inspiration des fabliaux, avec un peu de l’art de Boccace. Ils sont bien déplaisants et ennuyeux aujourd’hui, avec leur libertinage raffiné et froid, où le thème scabreux est présenté toujours dans l’abstrait, hors de toute peinture des mœurs : mieux vaut encore la grossièreté des fabliaux. De son siècle, de l’esprit rationaliste et scientifique qui prévalait alors, il tient son goût de vérité exacte, son observation précise et serrée, sa curieuse recherche et sa sûre connaissance de la vie morale et des passions humaines. De l’Italie, et de l’antiquité, même de l’antiquité grecque qu’il eut le rare talent de percevoir à travers les insuffisantes traductions, il a tiré son goût délicat, et ce sens de la forme, ce besoin d’une perfection difficile, qui ont réglé l’emploi de ses facultés poétiques : c’est par là qu’il est devenu un artiste, et qu’il a travaillé sa matière en œuvre d’art. Enfin, son originale propriété, l’inexplicable fond de son individualité, c’est, dans une race, dans un siècle peu poétique, la puissante expansion de son tempérament poétique ; c’est cette souplesse de l’âme universellement impressionnable, et capable d’absorber, d’amalgamer et de fondre toutes les autres influences.

Au reste, il ne faut pas se laisser égarer par les mots légendaires qui ont cours à propos du bonhomme. Ce fablier n’a pas porté ses fables comme un prunier porte des prunes : ç’a été du moins un fablier bien tardif. La Fontaine fait ses débuts dans la littérature à trente-trois ans, par l’Eunuque (1654) ; il a plus de quarante ans quand il écrit Joconde, son premier Conte ; il a quarante-sept et cinquante-sept ans, quand il publie ses deux principaux recueils de Fables. C’est tout juste le contraire de ce qu’on attendrait d’un génie naturel et facile : la poésie de La Fontaine est l’œuvre de sa maturité déjà avancée. Il lui fallut le temps de se reconnaître : lentement, péniblement, il s’est mis en possession de son originalité, après avoir tâtonné et erré. Il n’y a rien d’inconscient dans son génie ; il est tout clair, avisé, réfléchi ; et il faut qu’il ait nettement conçu et la qualité de son naturel et le caractère de