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la fontaine.

dent s’est résolue en distinction aisée, ou même en négligence de bel air ; décidément les qualités mondaines ne sont plus une surface, mais la nature même, et par malheur toute la nature. On désigne cette poésie du nom de poésie légère, ne pouvant l’appeler lyrique ; il y manque en général la passion, l’émotion, la profondeur ; et il y manque l’art. Ce sont des vers élégants, souvent jolis, parfois exquis : ce n’est pas de la poésie, ou, du moins, ce que nous mettons dans ce mot est absent. C’est, dans un rythme facile et rapide, une causerie agréable, piquée de traits délicats ou spirituels [1], comme une quintessence de l’esprit de salon. Toutes les conventions mondaines y fleurissent, comme dans les Églogues ou l’Athis de Segrais [2], où l’on trouvait tant de « douceur, tendresse et sentiment » : rien de plus froid, de plus vide, que ces vers purs et coulants, où la galanterie ingénieuse ne laisse pénétrer aucun parfum de la vraie nature, aucun accent de la vivante humanité.

Nombre de ces petits poètes, et les meilleurs, vivent dans les plus libres sociétés du siècle. Un vif courant de sensualité épicurienne circule dans leurs œuvres, où les appétits de la chair excitent l’indépendance de l’esprit. Et, par la poursuite du plaisir sans relâche et sans règle, par la lassitude finale qui envahit les existences trop uniquement voluptueuses, un peu de sentiment, de la sincérité, de la mélancolie, enfin de la poésie, rentrent dans ces pièces légères. Sous l’apparente fadeur des idylles de madame Deshoulières [3], dans les retours fréquents qu’elle fait sur sa fortune, quand on perce les transparentes allégories, il y a bien de l’amertume, un triste désenchantement des hommes et de la vie, un fond singulier de libre pensée.

Mais il faut estimer surtout l’abbé de Chaulieu [4]. Ce Normand avisé, qui laissa son ami La Fare s’abrutir en suivant à la lettre

  1. Ainsi Chapelle (1626-1686) écrit avec Bachaumont le fameux Voyage en Languedoc (1656), qui est la plus insignifiante bagatelle : le parti pris d’amuser exclut toute vérité d’impression.
  2. Segrais (1624-1701) fut secrétaire des commandements de Mademoiselle ; s’étant brouillé avec elle, il passa de Mme  de la Fayette, à qui il prêta son nom pour publier ses romans. En 1676, il se retira à Caen. Il a traduit en vers l’Éneide et les Géorgiques, remplaçant le sentiment virgilien par l’élégence académique
  3. Mme  Deshoulières (vers 1638-1694), avec qui Fléchier fut intimement lié, est le trait d’union entre les précieux de l’Hôtel de Rambouillet et les précieux de l’Hôtel Lambert et de Sceaux. Boileau l’a mise comme telle dans sa Xe satire.
  4. Guillaume Amfrye, abbé de Chaulieu (vers 1636-1720), né à Fontenay dans le Vexin normand, s’attacha surtout au grand prieur de Vendôme. « Monsieur le duc » et la duchesse du Maine le protégeaient et le recherchaient aussi. Exploitant ces illustres amitiés, il se fit 30 000 livres de rente en bénéfices. — Éditions : Poésies, Lyon, 1724, in-8 ; 1750, 2 vol. in-12 ; 1774, 2 vol. in-8 ; Lettres, dans le recueil des Œuvres de Mme  de Staal ; Lettres inédites, publ. par le marquis de Béranger, Paris, 1850.