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la fin de l’âge classique.

les modernes représentent la maturité de l’esprit humain. L’étude des ouvrages littéraires vérifie cette généralisation. M. Le Maistre est plus magnifique que Demosthène ; Pascal est au-dessus de Platon ; Despréaux vaut Horace et Juvénal, et « il y a dix fois plus d’invention dans Cyrus que dans l’Iliade. » Il y a six causes qui font les modernes supérieurs aux anciens dans la littérature : le seul fait d’être venus les derniers, la plus grande exactitude de leur psychologie, leur méthode plus parfaite de raisonnement, l’imprimerie, le christianisme, et enfin la protection du roi.

Aux côtés de Perrault s’était rangé dès le premier jour Fontenelle, qui avait lancé son exquise et suggestive Digression sur les anciens et les modernes [1], où la question était traitée et résolue a priori. La nature est toujours la même, inépuisable en sa force, constante en ses effets : donc il naît autant de bons esprits aujourd’hui que jadis. Chaque âge de l’humanité lègue aux suivants ses découvertes : donc les bons esprits d’aujourd’hui possèdent toutes les pensées des bons esprits de l’antiquité, et de plus celles qu’ils peuvent former eux-mêmes. À vrai dire, certains climats sont meilleurs que d’autres pour certaines productions, soit physiques, soit intellectuelles ; à vrai dire aussi, il y a des époques de recul, où les circonstances (guerres, etc.) étouffent les semences naturelles du génie : il naît une foule de Cicérons qui ne viennent pas à maturité. Somme toute, et en tenant compte de toutes les conditions, il se peut qu’en fait les poètes anciens n’aient pas été dépassés ; s’ils ne l’ont pas été, ils peuvent l’être, ils doivent l’être. Voilà la conclusion qu’avec toutes sortes de précautions insinuait Fontenelle : et les modernes le poussaient à l’Académie, où sa réception était la confusion des anciens.

Ceux-ci pourtant avaient leur revanche : après avoir entendu le Siècle de Louis le Grand, La Fontaine rimait sa charmante Épître à Huet, où il faisait hommage de la perfection de son œuvre aux anciens, où il les proclamait ses maîtres, où il disait nettement leur mérite essentiel, le naturel, et le péché mignon des modernes, l’esprit. La Bruyère, dans ses Caractères, soutenait la même cause, et forçait les portes de l’Académie, où son discours de réception était un éclatant hommage aux modernes qui s’étaient mis à l’école de l’antiquité.

Cependant Boileau, qui ne se tenait pas de rage pendant la lecture de Perrault, Boileau n’éclatait pas. Il grognait, lâchait des

  1. Elle parut en janvier 1688, avant les Parallèles de Perrault, dont le 1er vol. est de la fin de l’année. La digression faisait comme suite à un Discours sur la nature de l’Églogue, où Fontenelle discutait très librement sur le mérite de Virgile et de Théocrite. Cf. aussi les Dialogues des morts (1683) : Socrate et Montaigne, Érasistrate et Hervé, Apicius et Galilée, etc.