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la bruyère.

logues à ceux par lesquels la réalité visible se note. Il y a des fragments de La Bruyère qui font penser à des excentricités de dessinateur en gaieté.

Il ne faut pas méconnaître non plus la part que peuvent revendiquer dans les Caractères l’homme du monde et l’homme d’esprit. La Bruyère s’est appliqué à dire finement, malignement, spirituellement ce qu’il voulait dire. Et il y avait aussi en lui un honnête homme qui ne se trouvait pas à sa place, et qui en souffrait : de là, le ton satirique, les boutades misanthropiques, la déformation âprement pessimiste de la réalité. Tous ces éléments subjectifs se sont mêlés à la description objective de la vie humaine que nous présente le livre de La Bruyère. Mais en somme l’artiste épris de la vie, le naturaliste impartial prennent le dessus : on trouve chez La Bruyère de ces traits qui ne s’expliquent que par le respect de la nature, par le besoin de rendre ce qui est [1].

Un chapitre du livre contredit à peu près constamment ce que j’ai dit ; ou du moins, pour que l’idée que j’ai donnée de La Bruyère s’y retrouve, il faut renverser les proportions des éléments qui composent son esprit. Je veux parler du chapitre de Quelques usages. Les portraits y sont très rares ; l’impassibilité, l’impartialité même ne s’y rencontrent jamais ; l’ironie y est constante, et d’une âpreté cuisante ; d’un bout à l’autre on sent l’homme mécontent de ce qui est. Or que contient ce chapitre ? la critique des abus fondamentaux de la société du xviie siècle : abus dans la noblesse, qui s’achète, et qui n’est plus qu’un moyen de ne pas payer l’impôt quand on est riche ; abus dans la religion, tournée en spectacle mondain ; abus dans la famille, où la vanité et l’intérêt ruinent l’institution du mariage, où les filles sont inhumainement sacrifiées à l’orgueil social, et cloîtrées sans vocation ; abus dans la justice, lente, coûteuse, injuste, etc. Remarquons-le bien : les points touchés par La Bruyère sont précisément ceux par où les philosophes du siècle suivant saperont l’ancien régime ; La Bruyère est déjà philosophe au sens que Voltaire et Diderot donneront à ce mot [2].

Le style de La Bruyère est très travaillé, très curieux, très varié. L’auteur a cherché à prévenir la fatigue qui pouvait résulter du décousu de ses observations par la surprise de la forme incessamment renouvelée : maximes, énumérations, silhouettes, portraits, dialogues, récits, apostrophes, tableaux, s’entremêlent et réveillent

  1. Des biens de fortune : « Arfure cheminait seule », etc. : le trait final, et le curé l’emporte, est entièrement objectif.
  2. C’est trop dire. La Bruyère souffre des abus et les critiques ; mais il ne propose pas encore de réformes ; et’il n’attend les remèdes que du roi. Le philosophe a l’idée du remède qui guérirait le mal. Il ne sollicite pas le roi, mais il enflamme le public. Il travaille à forcer le roi par l’opinion. La Bruyère marque le moment où le sentiment du mal social va obliger la raison à construire une philosophie sociale (11e éd.)