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fénelon.

de gouvernement dont il l’avait imbu, étaient justement le contraire de l’esprit qui animait Louis XIV. Aussi, tout naturellement, les princes que Fénelon voulut rendre odieux au duc de Bourgogne, pour le détourner de les imiter, eurent-ils tous quelques traits du grand roi : les ennemis intérieurs et extérieurs de Louis XIV eurent raison d’en être frappés.

Un semblable esprit anime les Dialogues des morts : ces dialogues sont encore instructifs et moraux. Il est intéressant d’y voir Fénelon, comme dans les Dialogues sur l’éloquence et dans la Lettre à l’Académie, jeter un regard vers les beaux-arts, essayer d’intéresser son élève à la peinture, juger Raphaël, ou Titien, ou Poussin. Fénelon se trouve ainsi être presque le premier de nos écrivains qui ait mis en communication la littérature et les arts [1]. Mais les Dialogues des morts ont surtout un intérêt historique et politique : Fénelon juge les rois de France, et parfois rudement. Il marque les bornes de la puissance absolue ; il enseigne à aimer la paix, la justice, la patrie, l’humanité. L’idée générale du livre est de soumettre la politique à la morale : il n’y avait pas d’autre façon de montrer les choses à un enfant destiné à régner ; l’essentiel était qu’il tirât de ses études une bonne règle de conduite.

Dans le Traité de l’existence de Dieu [2], dont la première partie est bien antérieure à la seconde, nous retrouvons cette fécondité de vues qui est un des caractères de Fénelon, et cette souplesse d’intelligence qui s’assimile toutes les connaissances. On remarquera surtout la démonstration de l’existence de Dieu par les merveilles de la nature. L’argument est d’une valeur philosophique assez faible : mais sa puissance littéraire est grande. C’est une source de poésie pittoresque et lyrique. L’idée de Dieu sert à faire rentrer, dans une littérature trop exclusivement humaine et intellectuelle, la nature et ses beautés sensibles. Cette partie de l’œuvre de Fénelon est identique, en son fond, au Génie du Christianisme : mais Fénelon n’a pas la langue pittoresque, les impressions particulières qui ont fait la puissance de Chateaubriand [3].

Il se pourrait que le chef-d’œuvre de Fénelon, ce fût sa vaste correspondance. Toutes les variétés de sentiments, toutes les sortes d’esprit y sont : et quelle connaissance de l’homme et du monde, des ressorts par lesquels se manient les cœurs ! quel exquis ména-

  1. Les deux dialogues sur les Peintres n’ont été imprimés qu’en 1730, par l’abbé de Monville, avec sa vie de Mignard. — Sur la critique d’art au xviie siècle, cf. Brunetière. Revue des Deux Mondes, 1er juillet 1883.
  2. Ne pas oublier que ces Dialogues sont postérieurs à ceux de Fontenelle (1683), qui pourtant ont un air plus moderne.
  3. À noter dans la seconde partie un chapitre sur le spinosisme : Spinosa a scandalisé, mais épouvanté aussi tous les penseurs de son temps.