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littérature héroïque et chevaleresque.

de Bordeaux, chargé de talismans, s’en va, pour mériter le pardon de l’empereur, arracher quatre dents et la barbe à l’amiral de Babylone ! Choses et bêtes s’en mêlent ; voici le cor d’Auberon qui est fée, et voici le bon cheval Bayard, qui est fée aussi. Mais le meilleur, le plus complaisant des enchanteurs, c’est Dieu : il a toujours un miracle au service du preux en danger, ou du poète dans l’embarras. Il fait tomber les murs des villes, et les passions dans les cœurs : il arrête le soleil dans le ciel, l’épée dans la main du guerrier. Il est le grand machiniste de l’épopée : il empêche Ogier de tuer Charlot, fils de l’empereur, parce que le poète qui l’a fait trop obstinément féroce a laissé passer l’occasion de le fléchir ; il arrête le duel d’Olivier et de Roland, parce que le poète ne saurait pas faire un vaincu sans l’amoindrir [1]. Dès que l’auteur est à bout d’art ou de psychologie, la main de Dieu paraît. Dans cet emploi de Dieu et du miracle, pas plus que dans celui des magiciens et des enchantements, je n’aperçois guère la fraîche naïveté des âmes primitives : ce sont presque toujours des ficelles de littérateurs sans conscience et sans génie.

Les chansons de geste perdent de plus en plus leur caractère de vision héroïque du passé pour n’être que l’expression vulgaire du présent. Si extravagantes qu’elles soient, elles sont platement réalistes en un sens : elles sont inconsciemment le véridique roman d’une société qui manque de science et de sens. Elles en expriment les rêves avec la vie, l’idéal avec la réalité, comme la fiction du théâtre de Scribe est le plus fidèle portrait qu’on puisse trouver de la bourgeoisie française aux environs de 1840. Ce qui en fait la vérité, c’est l’absolue égalité, l’identité plutôt, de l’auteur et du public, l’impossibilité où est celui-là de penser hors et au-dessus de la sphère où celui-ci enferme ses pensées.

Toutes les transformations des mœurs et du goût se sont inscrites au jour le jour dans nos chansons de geste : chaque génération y souffle son esprit moyen. Au lieu de la rude et sincère foi, de la barbarie saine et virile de l’ancienne épopée, (entendez celle du xie siècle), s’étalent la courtoisie, l’amour : et quel amour ! À mesure que les dames tiennent plus de place dans les chansons, une galanterie plus polie, plus verbeuse surtout, enveloppe un amour de plus en plus cynique. Il n’y a point de milieu : ou la femme est l’ange de pureté, l’idéale et rarement vivante Geneviève de Brabant, stéréotypée dans sa douloureuse fidélité, banale réplique d’une des plus anciennes traditions ; ou bien, et plus souvent, plus vivante aussi parfois, c’est l’impudente, la sensuelle, fille ou femme, qui d’un regard s’enflamme, et qui donnera pour

  1. Chevalerie Ogier de Danemarche. — Girart de Viane.